Terriblement mécontente de moi…
Terriblement mécontente de moi… De grand matin, Liovotchka m’a réveillée par des caresses passionnées… Puis j’ai pris un roman français, Un Cœur de femme, de Paul Bourget, et j’ai lu dans mon lit jusqu’à 11 heures et demie, ce que je ne fais jamais. Cette ivresse à laquelle je m’abandonne est impardonnable à mon âge. Je suis triste et j’ai des remords. Je me sens coupable, malheureuse ; malgré tous mes efforts, je n’y puis rien. Et cela au lieu de me lever tôt, d’expédier les baschkirs qui manqueront le train, d’écrire au notaire et d’envoyer chercher les pièces ; au lieu de m’occuper des enfants. Sacha et Vania se sont amusés longtemps sur mon lit ; ils ont ri et joué. A la grande joie de Vanitchka, j’ai narré le conte de Lipounouchka, Vanitchka est enrhumé et Sacha souffre de l’estomac. Donné à Micha une courte, mais bonne leçon de musique. Andrioucha fait une traduction d’anglais et a définitivement abandonné la musique. Sonia Mamonova et Khokhlov sont chez nous. Temps clair et frais.
Quel homme étrange est mon mari ! Le lendemain du jour où cette histoire est survenue, il m’a déclaré sa passion et son amour ; il m’a assurée que j’avais sur lui un grand pouvoir et qu’il n’eût jamais cru possible un tel attachement. Mais tout cela est purement physique. C’est le secret de notre désunion. Moi aussi, je suis dominée par sa passion, mais, dans le fond de mon âme, ce n’est pas cela que je veux, que j’ai jamais voulu. J’ai toujours rêvé de relations platoniques, d’une communion spirituelle parfaite que j’ai toute ma vie, essayé d’atteindre. Et le temps a passé et a anéanti presque tout ce qu’il y avait de bien, — en tout cas, c’en est fait de l’idéal.
Le roman de Bourget m’a empoignée parce que j’y ai trouvé les idées et les sentiments dont j’eusse moi-même été capable. Une femme du monde aime simultanément deux hommes : l’un beau, distingué, amoureux d’elle, qui est presque son mari bien que leur union n’ait pas été légitimée, l’autre beau aussi et qui l’aime. Je sais que ce double amour est possible et jusqu’à quel point il l’est. L’analyse en est véridique. Pourquoi un amour en devrait-il nécessairement exclure un autre ? Et pourquoi serait-il impossible d’aimer et de rester pure ?
Journal de la comtesse Léon Tolstoï
Sophie Tolstoï