Pêle-mêle

30 janvier 2011

« La Vipère » Alexeï Tolstoï (suite et fin)

Publié par ditchlakwak dans "La Vipère"

Comme un oiseau qui plane dans un ciel tumultueux balayé par les vents et tombe soudain les ailes brisées sur la terre, de même la vie d’Olga Viatcheslavovna et son amour fou, passionné, innocent, furent brisés, cassés en mille éclats.  Dès lors, les jours se traînèrent, confus, inutiles, lourds et ténébreux. Pendant longtemps, on la transporta d’un hôpital à l’autre, l’évacuant dans des wagons pleins de pourriture; elle gelait dans sa capote de soldat, elle mourrait de faim. Les gens étaient des inconnus, hostiles. Pour tous, elle n’était qu’un numéro de matricule de l’hôpital. Elle n’avait personne de proche au monde. La vie lui donnait la nausée, elle était lugubre. Pourtant la mort ne voulait pas d’elle.

Quand elle sortit de l’hôpital, les cheveux coupés ras, si décharnée qu’elle flottait dans son manteau et ses bottes, comme un squelette, elle se rendit à la gare où dans les salles d’attente, quelques part sur le sol, dormaient et mouraient, par centaines, des êtres qui ne ressemblaient plus à rien. Où aller? L’univers entier était une forêt vierge. Elle retourna en ville, se rendit au poste de recrutement, montra ses papiers et la « broche-récompense ». Peu après, elle partit avec un convoi se battre en Sibérie.

Le bruit des roues du train, la chaleur des poêles en fonte dans la fumée bleue, des milliers et des milliers de kilomètres, des chansons aussi longues que la route, la puanteur, la neige, la gadoue des casernes, les placards de guerre aux lettre criardes, les affiches et des avis que seul connaît le diable, – lettres en lambeaux qui bruissaient dans le froid, – de sombres réunions entre des murs en planches dans la demi-obscurité des lampes enfumées, et de nouveau, neige, sapins, fumée des bûchers, bruits familiers du cliquetis des armes, froid terrible, villages incendiés, taches sanglantes sur la neige, et des milliers et des milliers de cadavres comme des bûches éparpillées, ensevelis sous la neige apportée par le vent…Tous cela se mêlait dans ses souvenirs, ne faisant qu’un écheveau de malheurs discontinus.

Olga Viatcheslavovna était maigre et sinistre; elle pouvait boire de l’alcool dénaturé, fumait du caporal ordinaire et quand il le fallait, savait jurer aussi bien que les autres. On ne la considérait pas comme une femme, elle était vraiment maigre et méchante comme une vipère. Une fois, la nuit, dans la caserne, un camarade, un barbu, avec de grosses lèvres, surnommé « lippu », lui demanda de faire quelques polissonneries. Subitement furieuse, elle le frappa si fort avec la crosse de son revolver qu’on dut l’amener à l’infirmerie. Cet incident enleva toute envie même de penser à « la petite vipère »…

Le printemps la trouva à Vladivostok. Pour la première fois, elle vit l’océan: bleu, sombre, vivant.  De longues crêtes de vagues arrivaient sur le rivage et venaient se briser contre le môle en s’éparpillant en fines gouttelettes d’eau. Olga Viatcheslavovna eut envie de s’embarquer…Dans ses souvenirs ressurgirent les images qui la faisaient rêver dans son enfance: des rivages aux arbres extraordinaires, des montagnes, un rayon de soleil entre les nuages immenses éclairant le sillage tranquille d’un petit bateau…Où aller? Contourner le Cap des Tempêtes, s’asseoir en pleurant sur une pierre au bord de la rivière Zambèze…Naturellement tout cela était vaines imaginations. Personne ne la voulut à bord. Seul, dans un petit cabaret clandestin du port, un vieux marin l’ayant prise pour une prostituée versa des larmes d’ivrogne sur sa jeunesse gâchée et lui tatoua une ancre sur le bras.

« Souviens-t-en, dit-il, c’est un symbole d’espoir. »

La guerre pris fin. Olga Viatcheslavovna s’acheta au marché une jupe confectionnée dans un rideau en reps vert et commença à travailler dans différentes institutions, en tant que dactylo au comité exécutif, secrétaire à l’Office des Forêts ou simplement agent de bureau, déménageant d’étage en étage.

Elle ne restait pas longtemps dans une même place; elle se déplaçait de ville en ville, se rapprochant du centre de la Russie. Elle rêvait de passer sur ce même pont, sur cette même rive où, ayant puisé de l’eau, elle s’était assise pour la dernière fois avec Dimitri Vassiliévitch… Elle aurait retrouvé, et le buisson, et l’endroit même où ils étaient assis sur la terre battue.

Le passé ne s’effaçait pas. Elle menait  menait une existence solitaires, mais la rigueur militaire l’abandonnait peu à peu. Olga Viatcheslavovna redevenait femme…

En 1922, il lui fallut recommencer sa vie pour la troisième fois. Elle se représentait le présent tel l’effort à déployer pour mettre sous le joug les chevaux de combat. Le pays bouleversé n’était pas encore calmé. Les yeux encore pleins de visions sanguinaires cherchaient à détruire, mais déjà, de tous côtés, rejetant le passé, les affiches blanches des oukases fleurissaient, ordonnant de reconstruire, de réparer, d’édifier.

Elle lisait et entendait tout cela, et tout cela lui semblait plus difficiles que de faire la guerre.  Les ville où elle passait avaient été détruites par une fureur dévastatrice, tous tombait en ruines, l’ortie poussait au milieu des cendres du passé, les hommes vivaient sous une simple couverture. Ils mangeaient et dormaient et des visions de guerre hantaient toujours leurs rêves. La créativité s’exprimait dans la fabrication de brosse pour le bain et de vaisselles en terre cuite, exactement comme dans les temps néolithiques.

Les oukases ordonnaient la reconstruction. Mais avec quelles mains? Avec ces mains, celle-là même qui ressemblaient encore aux pattes crochues des oiseaux de proie… Olga Viatcheslavovna aimait venir au coucher du soleil déambuler en flânant de par la ville et elle observait les passants, leurs visages méfiants et renfrognés, couverts de rides creusées par la colère, la frayeur et la haine; elle connaissait bien ce rictus, ces trous à la place de dents rongées par la guerre. Tous y étaient passés, adolescents ou vieillards… Tous erraient dans la ville polluée, vêtus de sacs malodorants, de rideaux volés chez les bourgeois, chaussées d’espadrilles fatiguées, ébouriffés, prêts à pleurer ou à tuer…

Les oukases exigeaient de la création, de la création et encore de la création…Oui, c’était plus difficile que de faire sauter un pont au pyroxyle, ou de massacrer à cheval des canonniers et de mitrailler un bâtiment d’usine où se retranchait l’ennemi. Olga Viatcheslavovna s’arrêtait devant une palissade inclinée où était collée une affiche multicolore. Quelqu’un l’avait baptisée en gribouillant à la craie des mots obscènes. Elle y voyait des visages gais, des oriflammes déployées, des immeubles de cent étages, des cheminées, des fumées dessinant en lettre dansantes « Industrialisation »…Elle était impressionnée par cette affiche qui la faisait rêver et la grandeur de cette nouvelle lutte l’émouvait.

La pénombre venait. Les dernières lueurs pourpres du soleil couchant perçaient sous les nuages de plomb et faisaient scintiller les restes de vitres qui jonchaient les maisons vides.De temps en temps, un passant déambulait en grignotant des graines de tournesol dont il recrachait l’enveloppe sur la chaussée, dans la boue gluante où traînaient des feuilles de tôles rouillées et où pourrissaient des chats crevés grimaçants. Graines de tournesol, graines de tournesol…Les humains n’étaient plus que mouvement de mâchoires. Les cerveaux sommeillaient dans la pénombre du soir. Les graines de tournesol illustraient le retour à l’âge de pierre. Olga Viatcheslavovna serrait les poings, ne pouvant se réconcilier avec le silence, les graines de tournesol, les brosses pour le bain et les immenses terrains vagues d’un trou de province.

Elle parvint à se faire nommer à Moscou où elle arriva, pleine de courage et d’abnégation, vêtue de sa jupe verte en reps.

Les privations quotidiennes n’avaient pas de prise sur Olga Viatcheslavovna, elle en avait vu bien d’autres. Pendant les premières semaines de son séjour à Moscou, elle logeait n’importe où. Puis on lui désigna un domicile dans un appartement collectif à Zariadié. Après avoir rempli des questionnaires  et signé d’innombrables déclarations, elle fut soudain apaisée par l’extrême complexité du cheminement de toutes ces paperasses.Ces institutions aux multiples étages bourdonnaient telle des ruches. Elle fut admise dans le service de contrôle du Trust des Métaux. Elle se sentit comme un moineau pris dans les rouages d’une gigantesque horloge. Elle se fit toute petite et arriva à l’heure. Elle observait tout et était intimidée, n’arrivant mas à comprendre en quoi elle était utile en copiant des papiers. Ici, nul besoin de son adresse, de sa témérité, de sa méchanceté de vipère. Ici, c’était le règne des machines à écrire qui résonnaient comme des coups de marteau dans les oreilles, des papiers froissés, des sonneries de téléphone et des paroles confuses de gens affairés. C’était tout autre chose que la guerre où tout était net, clair, tendant vers un but visible…

Ensuite, comme de juste, elle s’habitua, se calma. Les jours se suivaient, laborieux, monotones, tranquilles. Pour ne pas s’enliser dans la paperasseries, elle s’adonna à une activité dans une association sociale. Elle y apporta la discipline et une terminologie tout militaire. Plus d’un la retint de prononcer des paroles trop brutales.

La première anicroche survint avec le directeur adjoint assis à côté d’elle, de l’autre côté de la porte menant au cabinet du directeur principal. L’évènement eut lieu à propos du gros tabac qu’elle fumait. L’adjoint lui dit:

« Vous m’étonnez, camarade Zotova, vous êtes, somme toute, une femme intéressante, mais vous empestez toute la pièce avec votre tabac…Vous n’avez donc aucune féminité? Fumez plutôt des Java ».

Cette observation anodine venait sans doute à point. Olga Viatcheslavovna se sentit mal à l’aise, puis proche des larmes. En partant le soir, elle s’arrêta sur le palier devant la glace, et pour la première fois depuis de nombreuses années se regarda avec un regard bien féminin: « Quelle horreur! Un véritable épouvantail à moineaux! » La jupe de reps vert tout usée remontait par devant et était tout effilochée par derrière…Des souliers d’homme, une chemisette en indienne grise…Comment en être arrivé là?

Deux dactylos vêtues de séduisantes jupettes et de bas roses se retournèrent en passant devant Zotova, immobile devant la glace, et pouffèrent de rire sur le palier du dessous. Elle ne put qu’entendre:

« …les cheveux mêmes en seraient épouvantés… »

Le beau visage d’Olga Viatcheslavovna s’empourpra. Une des ces filles habitait le même appartement qu’elle, à Zariadié. Elle se nommait Sonietchka Varentsova.

Quelques jours plus tard, les femmes qui habitaient l’appartement de la rue Pskov (qui est à Zariadié) furent étonnées par le comportement bizarre d’Olga Viatcheslavovna. Un matin, rentrant dans la cuisine pour se laver, elle fixa de ses yeux brillants de vipère Soniétchka Varentsova qui surveillait son lait. Elle s’approcha d’elle et demanda en désignant du doigt ses bas:

« Où avez-vous acheté celà? »

Puis lui retroussant la jupe et désignant ses dessous:

« Et ça, vous l’avez acheté où? »

Elle avait posé ces questions avec la même hargne que pour donner un coup de sabre.

Soniétchka, très sensible de nature, eut peur de ses brusqueries. La colocataire, Rosa Abramovna la tire d’affaire; d’une voix douce, elle expliqua à Olga Viatcheslavovna qu’elle pouvait se procurer ces chosers au Kouznetski Most et que la mode de Paris imposait à présent une robe « chemise », des bas couleur « chair », et caetera et caetera.

Oklga Viatcheslavovna acquiesça avec des mouvements rapides de la tête et sans l’interrompre dit:

« D’accord…Compris… »

Puis elle saisit les délicates boucles blondes de Soniétchka, sans ménagement comme si c’était la crinière d’un cheval:

« Et comment tu coiffes ça?

-Il faudrait vraiment te couper les cheveux, mon petit trésor, dit Rose Abramovna d’une voix chantante, à la garçonne, avec un cran sur le côté. »

Piotr Sémiénovitch Morch avait fait un pas dans la cuisine, avait écouté un instant et comme toujours, d’un ton plein de suffisance, il avait émis cette brillante pensée:

« Il est un peu tard, Olga Viatcheslavovna, pour vous écarter du communisme de guerre… »

D’un geste brusque, elle se tourna vers lui (il raconta plus tard qu’elle avait aussi grincé des dents) et dit distinctement, sans élever le ton:

« Salaud de réactionnaire! Si jamais je t’avais rencontré sur mon chemin… »

A la direction du Trust des Métaux non-ferreux, on fut déconcerté dès qu’on vit Zotova paraître au bureau, vêtue d’une robe de soie noire à manches courtes, de bas roses et de petits souliers vernis. Ses cheveux châtains bien coupés, à la garçonne luisaient comme une fourrure sombre. Elle s’assit à son bureau, mis la tête dans ses papiers, les oreilles brûlantes.

L’adjoint du directeur, un garçon brave et naïf, en fut si terriblement stupéfié qu’il resta assis au beau milieu des sonneries furieuses du téléphone.

-Bon Dieu! dit-il, où est-ce qu’on l’a dénichée?

Effectivement, Zotova était belle comme le jour: un visage fin, élégant, des joues veloutées, des yeux comme la nuit, de longs cils, des mains immaculées, – une poupée de boîte à musique! Le directeur lui-même, sorti de son bureau à l’occasion, fixa Zotova d’un regard insistant.

- Quel choc, cette fille! aurait-il déclaré peu après en parlant d’elle.

On accourait des autres pièces pour la voir. On ne parlait plus que de l’étonnante transformation de Zotova. Dans cette nouvelle tenue, elle se sentait légère, libre, tout comme autrefois dans sa robe de lycéenne ou bien plus tard dans se veste courte de cavalier, serrée à la taille, casque sur la tête et éperons aux talons. Lorsque les hommes la regardaient trop ostensiblement, elle s’éloignait en baissant les yeux pour dissimuler ses pensées.

L’effet le plus enivrant de la beauté féminine trouve sa source, dit-on, dans l’antique loi de la nature dont Eve est l’incarnation. Mais cette cause très éloignée expliquait peu la compléxité du sincère désarroi qui avait envahi l’adjoint du directeur, Ivan Fédorovitch Pédotti, après qu’il fut resté trois jours à contempler Olga Viatcheslavovna qui virvoltait autour de lui.

Les minutes et les heures s’égrenaient, les téléphones sonnaient, les documents étaient paraphés, et il la trouvait toujours de plus en plus belle. Il était ému, comme un nourrisson qui ouvre pour la première fois les yeux sur un monde ruisselant de soleil matinal. Il voyait le miracle de la vie. Pédotti était jeune, inexpérimenté et peu féru de littérature.  Il était persuadé que la question sexuelle devait être traitée et résolue brutalement, à la hussarde. L’instinct lui dictait qu’il se passait en lui quelque chose d’anormal et de grave, comme pendant la période d’incubation de la rage, et qu’il fallait tendre de toutes ses forces vers le but. Mais s’en se l’expliquer, il se sentait intimidé.  Dans se douloureuse quête pour trouver une solution idéologique pour vaincre sa timidité – même ses accès de timidité – (car en général), il n’était pas homme à se laisser intimider), il se souvint subitement de l’été brûlant de 1920 dans une ville au bord de la mer, des frissons fiévreux qu’il avait ressentis au passage d’une femme et d’un camarade de fraîche date, grand et fort, au teint h

âlé et aux cheveux roux. Etalé sur le sable, les pieds dans la mer azurée, celui-ci lui avait confié cette technique d’approche: « Le principal, c’est de saisir la femme par les seins, sans façon, et tout ira comme sur des roulettes… »

Le surlendemain, vers cinq heures, au moment où Zotova enlevait avec un papier buvard mouillé de salive une tache d’encre sur son coude, Pédotti s’approcha de son bureau et l’air soucieux lui dit qu’il avait à lui « parler de quelque chose de très sérieux ».Olga Viatcheslavovna fronça légèrement les sourcils, mit son chapeau, et ils sortirent.

Pédotti dit:

« Le plus simple serait de monter chez moi, c’est à côté. »

Zotova haussa les épaules. Ils se mirent en route. Un vent chaud soulevait la poussière. Les moscovites, affairés et en transpiration, dégageaient des odeurs prenantes. Mais le nez de Pédotti glacé d’émotion ne percevait que le parfum agréable de sa compagne indifférente. Ils montèrent au quatrième étage.

Olga Viatcheslavovna rentra la première dans la chambre et s’assit sur une chaise.

« Eh bien, fit-elle, qu’avez vous à me dire? »

Il jeta son porte-document sur le lit, s’ébouriffa les cheveux et ayant refoulé par un effort pénible de volonté un reste de scrupule idéaliste, commença à donner des coups de poing dans l’air confiné de la chambre:

« Camarade Zotova, nous avons l’habitude d’aborder les questions de front…En bon ordre…L’attrait sexuel est un fait réel et un besoin naturel…Le romantisme et autres balivernes, il est grand temps de les balancer par dessus bord… Oui…voilà…je vous au tout expliqué…Avez-vous compris?… »

Il saisit Olga Viatcheslavovna sous les bras, l’arracha de sa chaise et l’attira avec honte contre sa poitrine où palpitait sourdement son coeur inexpérimenté, comme s’il allait vaciller dans un précipice vertigineux. Immédiatement, il sentit une résistance. Il était difficile de faire bouger la camarade Zotova de sa chaise: elle était mince et souple comme une lame d’acier. Sans se troubler, presque calmement, Olga Viatcheslavovna lui serra les poignets, les tordit si fort qu’il poussa un cri, tenta de se dégager et comme elle prolongeait sa souffrance, se mit à crier:

« Vous me faites mal, lâchez, que diable!…

- A l’avenir, ne vous aventurez plus à la légère, imbécile », dit-elle.

Elle lâcha Pédotti, pris une cigarette dans une boîte de Java sur la table, l’alluma et partit.

Olga Viatcheslavovna ne put dormir de la nuit, se tournant sans cesse dans son lit…Elle s’asseyait près de la fenêtre, fumait , essayait de s’endormir en enfouissant sa tête sous l’oreiller…Durant ces  heures, toute sa vie défilait devant elle, et tout ce qui semblait enterré, oublié, ressurgissait douloureusement vivant, triste et angoissant…Elle pleurait. Quelle diable de nuit c’était!…Et pourquoi? Pourquoi ne pouvait-on pas vivre calme, sereine et fraîche comme une eau de source, sans fièvre amoureuse? Et elle sentait en frémissant que, si la vie l’avait déjà maltraitée, brisée, soumise à toutes les épreuves, les forces aveugles du destin étaient restées en elle: maintenant, celle-ci allaient agir et ne la laisseraient plus s’échapper.

Le matin en allant se laver, Olga Viatcheslavovna entendit dans la cuisine le rire puis la voix de la petite Sonia Varentsova:

« …C’est étonnant à quel point elle se croit…On est vraiment écoeuré…On ne peut rien lui dire, voyez-vous, tant elle est susceptible…Lors de son questionnaire, elle a mis en toutes lettre: « Jeune fille »!…(Rires et grésillement des réchauds.) Pourtant tout le monde le sait: elle a accompagné un escadron…Vous comprenez? Elle avait des relations avec presque un escadron tout entier!… »

Maria Afanassievna, la couturière, dit:

« C’est sûr, cela se voit à sa figure. »

Rosa Abramovna répondit:

« Et elle veut ressembler à la baronne Rothschild! »

Piotr Sémiénovitch Morch dit à voix basse:

« Soyez prudentes avec elle…cette vipère-là, il y a longtemps que je l’ai repérée…Elle se fera une situation en un rien de temps… »

La petite Sonia Varentsova protesta avec indignation:

« Alors vous, Piotr Sémiénovitch, vous direz donc toujours des choses absurdes… Tranquillisez-vous, ce n’est pas avec les moyens dont elle dispose qu’on peut arriver à quelque chose aujourd’hui… »

Olga Viatcheslavovna entra dans la cuisine où le silence s’établit instantanément. Son regard s’arrêta sur Sonietchka Varentsova et un tel air de mépris apparut sur ses lèvres que les femmes se mirent à enrager. Elle n’émit aucun cri cette fois-là.

Sonia Varentsova avait raison: ce n’était pas avec les façon d’Olga Viatcheslavovna qu’on se faisait une situation dans la vie. Après l’incident avec Pédotti qui se mit à la détester de toute la force de sa fatuité de mâle bafoué, il se créa autour de Zotova une animosité silencieuse de la part des femmes, une attitude moqueuse de la part des hommes. On ne se risquait pas à l’attaquer directement. Elle sentait sur sa nuque des regards hostiles. Des sobriquets se rapportaient à elle: « vipère », « tatoué’ », « fille à soldat »; elle les lisait sur les buvards, les discernait dans les chuchotements autour d’elle. Et le plus singulier était que toutes ces bêtises la rendaient malade. Elle aurait voulu crier à tous: « Je ne suis pas ainsi ».

Non sans raison, Dimitri Vassiliévitch l’avait appelée petite tsigane. Avec une angoisse obscure, elle commençait à remarquer que les désirs se réveillaient à nouveau en elle, mais avec la vigueur de la maturité. Sa virginité en était indignée… Mais que pouvait-elle faire? Se laver de la tête aux pieds sous un robinet d’eau glacée? Les brûlures de la vie l’avait trop fait souffrir. C’était horrible de se jeter dans le feu encore une fois. Ce n’était pas nécessaire, c’était épouvantable.

Olga Viatcheslavovna n’avait vu cet homme qu’un instant et tout son être lui avait crié: « C’est lui… ». C’était inexplicable et aussi catastrophique que la collision avec un autobusdéboulant avec fracas du coin d’une patite rue.

Cet homme, grand, à l’embonpoint naissant, se tenait sur le palier et lisait le journal affiché au mur. Tout autour, des employés allaient d’une porte à l’autre, montaient et descendaient les escaliers. Elle sentit l’odeur de poussière et de tabac. Tout était comme d’habitude. L’homme était en train d’examiner,  au beau milieu du journal, avec un sourire plein de mollesse, la caricature du directeur du Trust des Tabacs (il travaillait à l’étage du dessus). Comme Olga Viatcheslavovna ralentissait le pas en jetant elle aussi un regard sur le journal, il se retourna vers elle en montrant de la main la caricature (sa main était puissante, grande et belle):

« Je crois que vous faites partie de la rédaction, camarade Zotova? dit-il d’une voix forte et grave.  Représentez-moi avec une queue et avec une crinière, je n’en serais pas fâché… Mais cela ne servira personne, c’est mesquin, c’est plat! »

La caricature le représentait avec un verre de thé à la main, au milieu d’appareils téléphoniques d’où partaient des flèches en forme de zigzag. L’amusant du destin était de souligner qu’il aimait à prendre le thé pendant les heures de service, au détriment de son travail, alors que les sonneries l’appelaient de toute part.

« On a peur de mordre vraiment, alors on jappe comme un roquet, sans talent. Du thé!…Qu’est-ce que c’est…En 1919, je buvais de l’alcool à la cocaïne pour ne pas dormir… »

Olga Viatcheslavovna le regarda dans les yeux – des yeux gris, un peu froids, couleur d’acier terni, qui lui en rappelaient d’autres à jamais éteints qu’elle avait aimés. Un visage glabre, très régulier, un sourire paresseux et intelligent…Et elle se souvint: en 1919, il était en Sibérie, commissaire à l’intendance, fournisseur de l’armée, et sur dix mille kilomètres alentour, son nom inspirait la terreur. Elle se figurait que des gens tels que lui marchaient la tête haute, au-dessus des nuages…Il disposait des événements et de la vie comme d’un jeu de cartes…Et le voilà maintenant, avec un porte-document sous le bras, un sourire fatigué, et autour de lui, la vie qu’il avait fait naître continuait et l’écartait déjà…

« Toutes ces mesquineries, reprit-il finiront paramoindrir la révolution…On peut bien dire que le psssé est loin et qu’il est recouvert de poussières, que les vieux ont fait leur travail et qu’il faut les mettre au rancart…qu’on a touché notre salaire et que maintenant on peut aller boire une bière…Oui, d’accord…La jeunesse appartient à la jeunesse, mais voilà, il est dangeureux de se détacher du passé…Il n’y a que les éphémères qui vivent au jour le jour…Oui… »

Il s’en alla. Olga Viatcheslavovna regardait sa nuque puissante, son large dos. Il gravissait lentement les marches de pierre et il lui sembla qu’il faisait un énorme effort pour ne pas se courber sous le poids des jours. Elle ressentit pour lui une profonde pitié…Et comme on sait, la pitié…

A la première occasion, Olga Viatcheslavovna pris l’escalier qui menait aux sombres locaux du Trust des Tabacs pour y porter un papier du Comité local du syndicat et entra dans le cabinet du directeur d’exploitation. Il remuait son thé avec une cuillère; sur le porte-document se trouvait un petit pain au lait. Près de la fenêtre, une dactylo pianotait activement sur sa machine. Olga Viatcheslavovna était tellement émue qu’elle ne la remarqua pas, elle ne vit que son regard d’acier. Il lut le papier qu’elle avait apporté, le signa. Elle setenait immobile. Il lui dit:

« C’est tout camarade…Vous pouvez partir. »

C’était tout en effet…La porte fermée, Olga Viatcheslavovna crut entendre le ricanement de la dactylo. Alors là, il ne lui restait plus qu’à sombrer dans la folie. Car c’était clair: on ne la frapperait plus une deuxième fois avec une masse, on ne la fusillerait plus dans une cave, on ne la traînerait plus par la bras, on ne s’assiérait plus près de son lit d’hôpital, on ne lui promettrait plus les bottes d’un lycéen mort…

On ne parlera pas de la nuit d’enfer qu’elle passa. Le lendemain, les locataires examinèrent sa chambre par le trou de la serrure et c’est alors précisément que Piotr Sémiénovitch Morch proposa d’insuffler avec un petit entonnoir dix grammes d’iodoforme:

« Notre vipère est en rage! » racontait-on dans la cuisine.

Sonietchka Varentsova sourit mystérieusement. Ses beaux yeux bleus recelaient une douce et forte certitude.

Il est plus difficile de vaincre la timidité que la peur de la mort; mais ce n’était pas pour rien qu’Olga Viatcheslavovna avait été formée à l’école de la guerre: il faut faire ce qu’il faut quand il le faut. Guetter l’occasion favorable, compter sur la chance, établir un plas quotidien pour être coquette – et dévoiler en un éclair, soit une jambe gainée de soie rose, soit un bout d’épaule nue, mais ce n’était pas là son fort. Elle décida de lui dire tout, franchement. Et après, qu’il fasse d’elle ce qu’il voudra!…Elle ne pouvait plus vivre comme ça…

Plusieurs fois, elle descendit l’escalier derrière lui pour l’attraper par le tissu de la manche en pleine rue, et lui crier: « Je vous aime, je souffre… » Mais chaque fois, il montait dans son auto sans voir Zotova parmi les autres…C’est un jour comme celui-là qu’elle lança un réchaud à la tête de Jouravliev. Sonietchka Varentsova avait les nerfs à fleur de peau et elle sortait de la chambre dès qu’elle entendait les pas de Zotova…L’atmosphère de l’appartement collectif était saturée d’électricité orageuse. Le blagueur de Vladimir Lvovotch Ponizovski pénétra avec la clé dans la chambrel de Zotova et mit une bûche sous son matelas, mais le lendemain, elle ne s était aperçue de rien.

Enfin, un soir, le directeur s’en alla du bureau à pied. L’automobile était en réparation. Olga Viatcheslavovna le rejoignit, l’interpella brusquement, la bouche et la gorge sèches. Elle marcha à côté de lui, sans lever les yeux, gauchement, les coudes écartés. Cette seconde lui parut l’éternité; elle avait chaud et froid, elle se sentait tendre et haineuse. Lui, restait indifférent, sans un sourire, sévère…

« Il s’agit…

- Il s’agit, coupa-t-il avec dégoût, que tout le monde me parle de vous…Je m’étonne, oui, oui…Vous me poursuivez…Votre intention est claire…Oh! s’il vous plaît, ne mentez pas, je ne vous demande pas d’explication…Mais vous oubliez que je suis un « Nepman », je ne bave pas à la vue d’une simple image agréable…Vous vous êtes montrée parfaite au travail. Mon conseil: abandonnez tous ces rêves bourgeois, de bas de soie, de poudres et autres futilité…Vous pouvez encore bien être une très bonne camarade… »

Sans prendre congé d’elle, il traversa la rue où sur le trottoir opposé, près d’une pâtisserie, la petite Sonietchka Varentsova l’attendait. Elle lui prit le bras. Haussant les épaules, l’air indigné, elle lui parla avec volubilité…

Il garda son air dégoûté, dégagea son bras et s’éloigna, la tête courbée. Un nuage de fumée de benzine dégagée par un autobus les cacha à la vue d’Olga Viatcheslavovna.

C’était donc Sonietchka Varentsova! C’était elle qui avait fourni au directeur d’exploitation du Trust des Tabacs les renseignements détaillés sur la vie passée et présente de la fameuse fille à soldat, Zotova. Sonietchka triomphait, mais la peur la tenaillait.

Le dimanche matin, déjà mentionné, lorsque la porte d’Olga Viatcheslavovna grinça, Sonietchka se précipita chez elle en sanglotant bruyamment, car il lui était insupportable de vivre dans une terreur permanente. Après avoir terminé sa toilette, Olga Viatcheslavovna dit à haute voix, par deux fois, et sans raison apparente, d’abord dans la cuisine, puis en entrant dans sa chambre: « Mais qu’est-ce que ça veut dire? » et elle s’en alla.

Les locataires se réunirent de nouveau dans la cuisine: Piotr Sémiénovitch, coiffé d’une nouvelle casquette au dessus blanc portait son pantalon du dimanche; Vladimir Lvovitch, tout enjoué et ivre, n’était pas rasé; Rosa Abramovna faisait de la confiture de mirabelles et Maria Afanassievna repassait un chemisier. Ils babillaient et faisaient de l’esprit. Sonietchka Varentsova arriva les yeux gonflés de l’armes.

« Je n’en peux plus, dit-elle devant la porte, il faut que cela finisse…elle va me vitrioler… »

Vladimir Lvovitch Ponizovski proposa aussitôt d’arracher les poils de soie de la brosse à habits et de les mettre chaque jour dans le lit de la vipère; elle ne le supporterait pas et déménagerait d’elle-même. Piotr Sémiénovitch March suggéra l’arme chimique: l’hydrogène sulfurique ou, à nouveau, le fameux iodoforme. Tout cela n’était que fantasme masculin.  Seule Maria Afanassievna parla concrètement:

« Vous êtes une fameuse cachottière, Lialetchka, avouez-le: votre liaison avec le directeur est-elle légitime?

- Oui, répondit Lialetchka, il y a trois jours nous en avons fait la déclaration à l’Etat civil…J’ai même insisté pour un mariage à l’église, c’est plus durable…

- C’est sûr, dit Piotr Sémiénovitch, au crâne chauve et luisant.

- Mais lui, il n’a rien voulu savoir!

- Mais flanquez donc votre certificat d’état civil à la gueule de cette sale roulure!…dit Maria Afanassievna en brandissant son fer à repasser. Vous devez lui en parler.

- Oh, non!…Pour rien au monde…J’ai tellement peur, je suis oppressée par de si sombres pressentiments…

- Nous serons tous derrière la porte le temps de la discussion. »

Vladimir Lvovitch, dans la gaieté de l’alcool, se mit à bêler comme un agneau:

« Nous serons là, armés d’ustensiles de cuisine! »

Lialetchka se laissa convaincre.

Olga Viatcheslavovna fut de retour à huit heures du soir, harassée, courbée de fatigue, le visage terreux. Elle s’enferma, s’assit sur le lit, laissa tomber ses mains entre les genoux…Seule, toute seule, dans ce monde sauvage et hostile, solitaire comme à l’instant de la mort, inutile à l’univers entier…Depuis la veille, elle sentait monter en elle un détachement de plus en plus profond. C’est alors qu’elle eut conscience de tenir un revolver, mais elle ne se rappelait pas quand elle l’avait décroché du mur.Elle était là, pensive, regardant le redoutable et mortel joujou d’acier…Et soudain elle se mit à sourire malicieusement…

On frappa à la porte. Olga Viatcheslavovna sursauta. On frappa plus fort. Elle se leva, ouvrit la porte toute grande. Dans le couloir obscur, les locataires reculèrent en se bousculant – ils semblaient tenir dans leurs mains des balais et des tisonniers…Varentsova entra dans la chambre, le visage livide, les lèvres pincées…Aussitôt, elle se mit à parler avec des cris perçants:

« C’est une incorrection totale: importuner un homme marié!…Voici le certificat d’état civil…On sait tous que vous avez des maladies vénériennes…C’est avec ça que vous voulez réussir!…Et en plus, en vous servant de mon mari!…Regardez, le certificat… »

Olga Viatcheslavovna regardait Sonietchka hurler, mais elle ne la voyait pas…Et voilà qu’une vague de haine sauvage, féroce, surgit des profondeurs de son  être, lui serra la gorge; tout son corps se contracta et devint dur comme de l’acier…Un long cri de désespoir s’échappa de sa gorge… Olga Viatcheslavovna fit feu, tira, tira sur ce visage blanc qui s’agitait devant elle…

 

Notes

Zariadié: ancien quartier de Moscou où se trouve le palais des Romanov.

Kacha: sorte de bouillie de céréales très nourrissante à base de blé, d’avoine, d’orget surtout de sarrasin qui lui confère sa saveur typique. C’est un des plats les plus appréciés et des plus populaires de Russie. En proverbe russe dit: « La kacha de sarrasin est notre mère; le pain de seigle est notre père ».

Kazan: ville de Russie, sur la Volga, d’environun million d’habitants. La famille impériale y fut transférée en juin 1918.

Vélogod dans le texte russe: petit revolver de défense mis au point par le belge Galand en 1894, destiné à la protection des cyclistes contre les chiens errants, problème crucial de la fin du 19ème siècle.

Guilde: La guilde définit la classe des marchands en Russie selon l’importance de leur patente.

Kalatch: espèce de petit pain blanc ayant un goût de gâteau.

Datcha: maison de campagne russe près d’une grande ville.

Ulhan: soldat de la cavalerie légère portant une lance.

Zisel ou souslik: sorte de rongeur ressemblant à un écureuil.

Chaussettes russe: bandes de toiles enveloppant les pieds.

« Nepman« : homme de la nouvelle politique économique (NEP) mise en place par Lénine, le 12 mars 1921. La NEP faisait suite au communisme de guerre qui avait conduit à une famine de plusieurs millions de morts et une chute sans précédent de l’activité économique. En autorisant le retour à l’économie de marché, la NEP sauvera le pouvoir léniniste. Staline y mit fin le 6 janvier 1930.

Herzen: écrivain russe, occidentaliste, qui avait pour but de faire connaître en Russie l’évolution de l’Occident.

Dénikine: général russe qui contribua en 1918 à la formation d’une armée volontaire pour lutter contre les bolcheviks. Il reconquit l’Ukraine et la Russie centrale. Il passa son commandement à Wrangel en mars 1920.

Wrangel: général russe qui remplaça Dénikine au commandement des armées russes en mars 1920.

Croix de Saint-Georges: décoration militaire donnée aux officiers russes, créée en 1769 par Catherine II et disparue en 1917.

25 janvier 2011

« La Vipère » Alexeï Tolstoï (suite 4)

Publié par ditchlakwak dans "La Vipère"

Un inconvénient majeur provenait de cette existence nomade. Olga Viatcheslavovna ne parvenait pas à vaincre se pudeur. Elle s’en voulait surtout lorsque, pendant les fortes chaleurs, l’escadron arrivait au galop dans une rivière ou dans un étang; les soldats nus entraient, criant et riant, sur leur cheveux dessellés, dans l’arc-en-ciel des éclats d’eau bouillonnante. Zotova était obligée de se mettre à l’écart, derrière un arbuste. Derrière des roseaux. On lui criait:

« Es-tu bête, ma fille, mets un chiffon et viens avec nous! »

Emilianov veillait sévèrement à l’hygiène et à la propreté.

« Si un cavalier a un bouton sur la fesse, il n’est plus bon à rien, ce n’est plus un combattant. Avant tout, un cavalier doit soigner son cul! Si les circonstances le permettent, été comme hiver, toilette à l’eau du puits et quart d’heure d’exercices physiques », disait-il.

Les ablutions au bord du puits étaient également difficiles pour elle; il fallait se lever avant tout le monde, courir dans la rosée glacée, lorsqu’à l’aube, une raie étroite d’aurore, se dessinait à peine à travers les nuages et les brumes. Un jour, alors qu’elle avait remontée à l’aide de la poulie grinçante et plaintive un seau d’eau odorante et glacée et l’avait mis sur la margelle du puits, elle s’était déshabillée, en frissonnant dans l’humidité. Subitement, elle eut l’impression que quelque chose lui effleurait le dos. Elle se retourna: sur le perron, se tenait Dimitri Vassiliévitch qui la fixait, étrangement, avec insistance. Lentement, elle contourna le puits, s’accroupit et on ne vit plus que son regard fixe. A n’importe lequel de ses camarades, elle aurait dit:

« Pourquoi tu te fatigue à me regarder, cochon, tourne-toi donc! »

Mais elle ne put prononcer un mot, sa gorge était sèche de honte et d’émotion. Emilianov haussa les épaules, ricana et s’en alla.

L’incident était minime, mais dès lors, tout changea. Les choses les plus simples devinrent compliquées. L’escadron s’arrêta pour la nuit dans un village incendié et comme très souvent, ils n’eurent qu’un lit pour dormir.  Cette nuit-là, Olga Viatcheslavovna se coucha tout au bord du lit sur une couverture sentant le cheval et ne parvint pas à trouver le sommeil bien qu’elle serra fortement les paupières. Malgré tout, elle n’entendit pas Emilianov se coucher. Lorsque les coqs la réveillèrent, elle vit qu’il dormait à même le plancher, près de la porte…La simplicité de leurs rapports avait disparu. Lors des conversations, Dimitri Vassiliévitch avait l’air sombre et regardait de côté; elle sentait qu’ils portaient tout les deux un masque d’hypocrisie. Malgré cela, elle vécut tout ce temps dans l’ivresse et le bonheur.

Jusqu’à présent, Zotova n’avait jamais pris part à une véritable bataille. Le régiment ainsi que la division continuait de reculer vers le nord. Lors des petites escarmouches, elle était toujours à côté du commandant de l’escadron. C’est alors que sur le front, une grande nouvelle, très préoccupante, se mit à circuler. On en parlait à voix basse, avec inquiétude. Le régiment reçut l’ordre de faire une percée dans les rangs ennemi de les contourner, puis de rompre le flanc extrême de l’armée. Pour la première fois, Olga  Viatcheslavovna entendit le mot « raid ». Immédiatement, on se mit en marche. L’escadron d’Emilianov marchait en tête. La nuit tombée, on s’arrêta dans un bois, sans desseller les chevaux, sans allumer les feux. Une pluie tiède faisait bruire les feuilles. Dans l’obscurité, on n’apercevait pas le bout de sa propre main tendue. Olga Viatcheslavovna était assise sur une souche, quand elle sentit une main légère se poser sur son épaule; elle la reconnut, soupira et rejeta la tête en arrière.

Dimitri Emilianov, penché sur elle, lui demanda:

« Tu n’auras pas frousse? Allons, allons, fais attention…Tiens-toi près de moi… »

Peu après, un ordre à voix basse se fit entendre. Dans le silence, on se mit en selle. Olga Viatcheslavovna tourna son cheval sans faire attention et toucha Dimitri Vassiliévitch de son étrier. Les chevaux pataugeaient dans la boue, dégageant une étrange odeur de champignon. Puis, petit à petit, des taches plus claires apparurent au milieu des ténèbres: les bois se raréfiaient. A droite, tout près, des aiguilles de feu fusèrent et des coups de fusil retentissants crépitèrent dans les sombres taillis. Emilianov cria longuement:

« Sabre au clair, en avant, en avant!… »

Les branchages mouillés cinglaient les visages; les chevaux se serraient, piaffaient, les genoux des cavaliers heurtaient des troncs d’arbres. Et soudain, une vaste plaine grise et fumante se déroula devant eux, traversée par des ombres qui galopaient sur la pente. La rive s’interrompait net. Olga Viatcheslavovna éperonna son cheval, se ramassa sur la selle et entre dans la rivière…

Le régiment avait forcé les rangs ennemis. On galopait dans l’obscurité, sous les lourdes nuées qui écrasaient de tout leur poids la terre. La steppe frémissait sous les sabots des cinq cents chevaux. Soudain, en plein galop, la sonnerie du clairon se fit entendre. L’ordre fut donné de mettre pied à terre. Dans l’escadron, on distribua cocardes et épaulettes. Emilianov rassembla en cercle les combattants.

« Pour nous dissimuler, à présent, nous faisons partie du régiment de l’armée du Nord-Caucase du lieutenant général, le baron Wrangel. Vous avez bien retenu ça, têtes de linotte? » Les soldats s’esclaffèrent. « Silence! Celui qui rigole aura un coup de poing dans la gueule! Je ne suis plus votre « camarade-commandant », mais votre « distingué-vénéré monsieur le capitaine ». Il frotta une allumette et sur son épaule brilla son épaulette dorée, à l’emplacement de l’étoile. « Vous n’êtes plus des « camarades », mais de « simples troufions », des gradés inférieurs qui se mettent au garde à vous, saluent et vouvoient. Si-i-lence! Main sur la couture du pantalon! Vous avez compris? » Tous l’escadron pouffait de rire: on se mettait au garde-à-vous, on saluait en portant la main à la visière, on faisait préceder de « Votre très haut et très distingué vénéré » tout les mots les plus simples. « Cousez vos épaulettes, mettez l’étoile dans la poche, les cocardes sur la casquette.  Repos, permission de fumer… »

Durant trois jours, le régiment ainsi camouflé balaya les lignes arrières de l’armée Wrangel. Des colonnes de fumées noires s’élevaient sur son passage. Les gares de chemin de fer, les magasins militaires brûlaient, les dépôts de munition, les citernes sautaient. Le quatrième jour, les chevaux fatigués commencèrent à trébucher. Dans un village perdu, on fit une halte. Olga Viatcheslavovna dessella son cheval, et sur place, se laissa tomber dans le foin et s’endormit. Un grand rire de femme la réveilla, celui d’une petite paysanne, jeune et appétissante, la jupe noire retroussée sur ses mollets nus, qui disait à quelqu’un, en montrant Zotova:

« Quel gentil garçon! »

La petite paysanne était en train d’étendre sur une corde des chaussettes russes qu’elle avait lavées.

Quand Olga Viatcheslavovna entra dans la maison, Emilianov était assis près de la table, tout ensommeillé, l’air gai, du duvet dans les cheveux, les pieds nus. Les chaussettes russes lavées étaient donc à lui.

« Assieds-toi, on va apporter le bortsch. Veut-tu de l’eau de vie », dit-il à Olga Viatcheslavovna.

La fraîche petite paysanne entra avec une marmitte de bortsch, en éloignant de sa joue rose la vapeur au fumet odorant. Elle la posa sous le nez même d’Emilianov et remua ses épaules grassouillettes:

« C’est comme si l’on vous attendait, on a fait du bortsch!… »

Sa voix était aiguë, chantante, son air vif et insolent…

« Je vous ai lavé vos chaussettes russes, vous verrez, elle sécheront rapidement… »

Et ses yeux de chienne caressèrent le visage de Dimitri Vassiliévitch. Lui, soupirai approbatif, tout en lampant le bortsch. Il avait l’air tout ramolli. Olga Viatcheslavovna posa sa cuillère. Un serpent féroce lui avait mordu le coeur. Son regard devint glacial, elle baissa les yeux. Quand la petite femme sortit de la pièce, elle la rejoignit dans le couloir, lui saisit le bras et lui dit en chuchotant, tout essoufflée:

« Dis donc, tu veux ta mort? »

La petite femme poussa un cri, dégagea son bras et se mit à courir. Dimitri Emilianov regarda plusieurs fois Olga Viatcheslavovna, avec étonnement: quelle mouche l’avait-elle piquée? En enfourchant son cheval, il remarqua son regard sombre et furieux, ses narines dilatées et la petite femme apeurée qui regardait furtivement, comme un rat, cachée derrière le hangar. Il compris et éclata d’un grand rire, comme autrefois, en montrant ses dents blanches éclatantes. En passant le porche, il toucha du  genou celui d’Oletchka et lui dit avec une tendresse inattendue:

« En voilà une petite imbécile!… »

Elle faillit en pleurer.

Au cinquième jour, on avait constaté que toute une division de cosaques poursuivait le régiment rouge qui s’était déguisé. On accéléra alors allure, on abandonna les chevaux épuisés. Quand la nuit vint, une escarmouche s’engagea à l’arrière. Le drapeau fut confié au premier escadron. Sans s’arrêter, on pénétra dans le premier village rencontré, plongé dans l’obscurité. On frappa aux volets avec les poignées des sabres. Des chiens hurlaient, tout paraissait mort, une cloche se mit à tinter, mais se tut aussitôt.

Finalement, on amena deux paysants que l’on avait trouvés cachés dans la paille, tout ébouriffés. Ils ne faisaient que répéter:

« Petits frères adorés, ne nous faites pas périr…

- Etes-vous pour les Blancs? Ou pour l’autorité soviétique? cria Emilianov, en se penchant sur sa selle.

- Petits frères adorés, nous ne savons pas nous-mêmes…On nous a tout pris, tout mis à sac, tout chapardé, tout détruit… »

On arriva tout de même à leur faire dire que le village était inoccupé, mais qu’ils attendaient les Cosaques de Wrangel et qu’au-delà de la rivière, après le pont de chemin de fer, il y avait des bolcheviks dans des tranchées. Le régiment enleva les épaulettes, remit les étoiles et traversa le pont pour rejoindre les leurs. Là, on apprit que les Blancs faisaient une offensive effrénée tout le long du front et qu’on avait l’ordre de défendre le pont coûte que coûte. Pourtant on n’avait rien pour combattre: les mitrailleuses étaient dépourvues de bandes de cartouches, il y avait des poux partout, pas de pain. Les soldats à force de manger des grains cuits avaient le ventre tout gonflé, et dès la nuit, ils se sauvaient; il y avait bien un propagandiste, mais il était mort, emporté par la diarrhée.

Le commandant du régiment se mit en rapport avec le quartier général. Effectivement,  il fallait défendre le pont jusqu’à la dernière goutte de sang, jusqu’à ce que les Rouges parviennent à briser l’encerclement.

« Olia, nous n’en sortirons pas vivants », dit Emilianov.

Il venait de puiser de l’eau avec deux petites gamelles et lui en avait tendu une. Accroupi à son côté, il regardait les contours imprécis du rivage lointain. Une pâle étoile jaunâtre éclairait le fleuve. Toute la journée, les batteries de Wrangel avaient pilonné les tranchées des bolcheviks. Le soir, l’ordre était venu de forcer le pont, de rejeter les Blancs et d’occuper le village.

Avec tristesse et angoisse, Olga Viatcheslavovna regardait dans la rivière le vague reflet de l’étoile.

« Allons, viens Olia, dit Dimitri Vassiliévitch, il faut essayer de dormir une petit heure. »

Pour la première fois, il l’appelait de son petit nom.

Venant de derrière les buissons, les combattants rampaient vers la rivière des gamelles à la main. De toute la journée, ils n’avaient pu en approcher. Personne n’avait bu. Tout le monde connaissait déjà la terrible consigne. Presque tous considéraient cette nuit comme la dernière.

« Embrasse-moi », dit Olga Viatcheslavovna avec une douce tristesse. Il posa la gamelle par terre, l’attira par les épaules – sa casquette tomba, ses yeux se fermèrent – et il commença à embrasser ses yeux, ses joues, sa bouche.

« Je me serais bien marié avec toi, Olia, mais pas à présent, comprends-tu… »

Les attaques nocturnes avaient été repoussées. Les Blancs avaient fortifié le pont et, à son extrémité, ils avaient mis du fil de fer barbelé. Ils l’avaient mitraillé sur toute sa longueur. Un matin gris se leva sur la rivière brumeuses et sur les champs humides. Sur les deux rives, les mottes de terre volaient sans cesse, pareilles à d’énormes buissons noirs. L’air sifflait, hurlait, les shrapnels éclataient en nuages compacts. Le vacarme assourdissait les soldas. Une multitude de corps jonchait les abords du pont. Tous avait été vain. Les hommes n’étaient plus en état d’affronter le feu des mitrailleuses.

Alors, derrière l’exhaussement de la voie de chemin de fer, huit cavaliers communistes se réunirent sous le drapeau du régiment. Tout déchiré, tout criblé de balles, il paraissait couleur de sang dans la lumière de l’aube. Deux escadrons enfourchèrent leur monture. Le commandant du régiment dit:

« Il faut mourir camarades. »

Et au pas, il vint se ranger sous le drapeau. Le huitième était Dimitri Vassiliévitch. Ils mirent leurs sabres au clair, enfoncèrent les éperons, et l’élancèrent au galops sur les planches résonnantes du pont.

Olga Viatcheslavovna regardait: le cheval de l’un d’eux s’écroula sur le parapet, et, lui et son cavalier, tombèrent d’une hauteur de dix mètres dans la rivière. Sept d’entre eux atteignirent le milieu du pont. Un autre encore, comme frappé de sommeil, tomba de sa selle. Les premiers, parvenus au bout du pont, brisèrent de leurs sabres le fil de fer barbelé. Le porte-drapeau, un grand gaillard, chancela, le drapeau se pencha, Emilianov le saisit, le remit droit, et aussitôt son cheval s’affaissa.

Les balles sifflaient avec fureur. Olga Viatcheslavovna galopait sur les planches disjointes au-dessus de l’abîme. Derrière elle, les traverses métalliques du pont se mirent à trembler et cent cinquante gosiers hurlèrent. Dimitri Vassiliévitch se tenait debout, les jambes écartées, tenant droit devant lui de drapeau; son visage était blême, un filet de sang coulait lentement de sa bouche grande ouverte. En passant au galop, Olga Viatcheslavovna lui arracha le drapeau. Il marcha en titubant vers le parapet, s’assit par terre. Devant lui filaient les escadrons, des crinières, des dos penchés, des sabres scintillants.

Tout le monde passait de l’autre côté du pont, l’ennemi s’enfuyait, les canons s’étaient tus. Longtemps encore, au-dessus du torrent de lave des cavaliers, le drapeau en lambeaux flotta sur la plaine, puis disparut derrière les saules d’un village. Un jeune soldat de l’Armée Rouge, au visage rond comme la lune, s’en était emparé, galopait en frappant son cheval de ses talons nus et brandissait la hampe en criant:

« A l’assaut, à l’assaut, renversons-les!… »

On ramassa Olga Viatcheslavovna dans les champs, sans connaissance, assommée par sa chute et blessée grièvement à la hanche. Les camarades de l’escadron la plaignaient fort et ne savaient comment lui annoncer la mort d’Emilianov. On envoya une députation chez le commandant du régiment afin d’obtenir une récompense pour Zotova. On réfléchit longuement de quelle façon la récompenser. Un porte-cigarettes? Elle ne fumait pas. Une montre? Ce n’était pas affaire de femme. Enfin, on dénicha dans le sac d’un cavalier une broche en or fin, représentant une flèche et un coeur. Le commandant consentis à accorder cette récompense, mais dans son ordre écrit, il émit cette réserve: « Zotova est gratifiée pour son exploit, d’une broche en or où figure une flèche, mais le coeur, en tant qu’emblème bourgeois, est à enlever… »

(à suivre…)

 

 

 

23 janvier 2011

« La Vipère » Alexeï Tolstoï (suite 3)

Publié par ditchlakwak dans "La Vipère"

Cette fille fragile avait en elle une volonté de fer dont il était impossible de connaître l’origine. En un mois d’apprentissage, à pied, à cheval, elle s’était allongée comme une corde. Le vent glacé d’hiver avait coloré ses joues de vermillon.

« Si on la regarde vite, disait Emilianov, elle semble fragile comme un roseau, mais en vérité, c’est un petit diable. »

En effet, elle était belle, comme le diable. Les jeunes cavaliers fronçaient le nez, les vieux devenaient rêveurs, lorsque la Zotova, mince et élancée, avec des cheveux sombres qui lui faisaient casque, vêtue de sa veste trois-quarts étroitement ceinturée, traversait la garnison enfumée de tabac en faisant résonner ses éperons.

Ses bras maigres avaient appris à conduire le cheval avec adresse et intelligence. Ses jambes qui ne semblaient faites que pour les danses et les jupes de soie, s’étaient développées et fortifiées. Ses cuisses émerveillaient particulièrement Emilianov: elles étaient solides comme l’acier et d’une grande habileté lorsqu’elle montait. Elle semblait incrustée dans la selle le cheval lui obéissait comme un mouton. Elle avait appris aussi à manier le sabre. Elle coupait fièrement la pyramide et l’osier, mais, bien entendu, elle ne donnait pas de vrais coups, car toute la force se trouvait dans ses épaules et elle n’avait que des épaules de jeune fille.

Elle ne manquait pas non plus d’intelligence en politique. Emilianov avait peur du « revenez-y bourgeois » – l’époque était impitoyable.

« Camarade Zotova, quel est le but poursuivi par l’Armée Rouge des ouvriers et des paysans?… »

Olga Viatcheslavovna se redressait et répondait sans se couper:

« La lutte contre le capitalisme sanguinaire, les propriétaires fonciers, les prêtres et tous les interventionnistes, pour le bonheur des travailleurs sur la terre… »

Zotova avait été enrôlée comme combattant dans la division que commandait Emilianov. En février, le régiment fut embarqué et dirigé sur le front de Dénikine.

Alors qu’un jour Olga Viatcheslavovna tenait son cheval par la bride, pataugeant dans la neige, la boue et le fumier, près de la gare où débarquaient des convois de soldats, elle regarda la lueur sombre – rouge incandescente et bleue – du soleil couchant printanier, au milieu des nuages poussées par le vent. Elle entendit le grondement lointain des canons. Tout son proche passé, qu’elle ne pouvait oublier, fait d’offenses, de haines et de désirs de vengeance ressurgit en elle.

« Ce-e-ssez de fumer! A cheval! » claironna la voix d’Emilianov.

D’un mouvement preste, elle se mit en selle, son sabre vint lui frapper la hanche…A présent, il ne fallait pas que quelqu’un essaie de lui déchirer sa chemise, de la menacer avec une masse de cinq kilos ou de la traîner par les bras dans une cave!

« Au tro-ot! Marche! »

La selle grinçait, le vent humide sifflait, elle regardait les ténèbres rougeoyantes du couchant.

« Les cheveux ont rompu leurs liens. Si nous nous arrêtons, ce sera seulement à l’océan. »

Elle se rappelait les paroles de son ami adoré comme d’une chanson sauvage, enivrante…Ce fut ainsi que commença sa vie de guerrière.

Dans le division, tout le monde considérait Olga Viatcheslavovna comme la femme d’Emilianov. Mais elle ne l’était pas. Personne ne l’aurait cru et tous en auraient fait des gorges chaudes si l’on avait appris qu’elle était pucelle. Mais elle-même et Emilianov le cachaient. Etre considérée comme sa femme simplifiait les choses: personne ne la touchait, car tous savaient qu’Emilianov avait la main lourde. Quelquefois il l’avait démontré, et Zotova n’était pour tous qu’une petite soeur.

De par ses fonctions d’ordonnance, Zotova se trouvait toujours près du commandant de l’escadron. En déplacement, elle couchait dans la même pièce que lui, et souvent, dans le même lit, tête-bêche, chacun couvert de sa capote. Après les marches quotidiennes de cinquante kilomètres, le cheval remisé, après avoir mangé dans la gamelle commune, Olga Viatcheslavovna, ses bottes enlevées, sa chemise de drap déboutonnée, s’endormait à peine couchée, n’importe où: sur un banc, un poêle, au bord d’un lit… Elle n’entendait pas Emilianov se coucher, ni se lever. Lui, il dormait comme un félin, très peu, d’un sommeil léger comme s’il épiait les bruits nocturnes.

Emilianov la traitait sévèrement, sans la distinguer en rien des autres combattants, la réprimandant peut-être plus souvent. C’était seulement alors qu’elle prenait conscience de la puissance de ses yeux d’épervier: c’était son regard de lutte.

Sa bonhomie et sa goguenardise s’étaient évanouies au cours des longues marches, ainsi que sa graisse superflue. Après son inspection nocturne, ayant trouvé les cheveux en bon ordre, les soldats endormis, les barrières mises et les sentinelles à leur postes, Emilianov entrait dans la maison, fourbu, puant la sueur. Il s’asseyait sur un banc pour ôter, dans un dernier effort, ses bottes toutes gorgées d’eau. Souvent alors, il restait ainsi, sans bouger, éreinté de fatigue, l’une d’elle à moitié déchaussée. Il s’approchait du lit et, avec une tendre ardeur, il restait un moment à dévorer des yeux le visage d’Olga Viatcheslavovna marqué par le vent, mi-femme, mi-enfant. Son regard s’obscurcissait, un sourire tendre s’esquissait sur ses lèvres. Mais il ne lui aurait pas épargné une faute.

Zotova portait un paquet à la division. Le ciel de mai sans nuages était empli du chant des alouettes. La steppe était colorée tantôt de vert, tantôt du gris argenté de l’absinthe. Le cheval digérait, il trottait mollement, presqu’au pas. Des zisels à poils jaunes traversaient la route. Par une telle matinée, on aurait pu oublier qu’il y avait la guerre, l’ennemi qui vous pressait, vous contournait, les divisions d’infanterie qui, sans combattre, se repliaient et prenaient les trains de force, et aussi la famine dans les villes, les émeutes dans les villages. Comme autrefois, le printemps teintait de ses couleurs la terre et apportait des rêves troublants. Même le cheval, tout couvert de la sueur due au mauvais fourrage, s’ébrouait sans cesse. Le pauvre louchait d’un oeil violet et cherchait à s’amuser, à folâtrer.

La route longeait un étang à demi envahi par les roseaux, reflétant dans ses flots ridés une falaise de craie. Le cheval ralentit et s’approcha de l’eau. Zotova mit pied à terre, le  déharnacha. Il entra dans l’eau jusqu’aux genoux et se mit à boire. Ayant à peine bu une gorgée, il leva son museau et tout frissonnant, fit entendre un hennissement inquiet. Tout aussitôt, un autre hennissement lui répondit de l’autre côté de l’étang, par-delà les roseaux. Zotova le sella rapidement, grimpa sur lui, et, inspectant les lieux, pris sa carabine avec légèreté en passant la main par dessus l’épaule. Deux têtes surgirent au-dessus des roseaux. Une fois sur la rive, deux cavaliers s’élancèrent vers elle et s’immobilisèrent. C’était une patrouille. De qui? Des Blancs ou des Rouges?

Un des chevaux inclina la tête pour chasser un taon posé sur sa patte. Son cavalier se pencha vers les rênes et sur son épaule brilla une marque dorée… »Se sauver! » pensa OlgaViatcheslavovna. Elle frappa son cheval du fourreau de son sabre, se pencha et …hop, en avant. Elle s’élança vers les buissons d’absinthe et les feuilles séchées…A l’arrière, elle entendit un lourd galop qui se rapprochait… Un coup de feu…Elle regarda de biais: un des cavaliers prenait à droite pour lui couper la route…Son alezan du Don fila ventre à terre, comme un lévrier. De nouveau, un coup de feu derrière elle… Elle saisit sa carabine par dessus son épaule, jeta les rênes. Le cavalier était à une cinquantaine de pas.

« Arrête, arrête! » hurla-t-il, agitant son sabre…

C’était Valka Brikine. Elle le reconnut, tourna son cheval face à lui, le mit en joue et tira sous le coup d’une haine féroce… Le poulain du Don secoua la tête, se cabra et s’écroula comme une masse, écrasant sous lui son chevalier…

« Valka, Valka! » cria-t-elle sauvage et joyeuse. Mais juste à ce moment, le second cavalier sauta sur elle… Elle ne vit que ses longues moustaches, ses grands yeux exorbités et étonnés:

« Une bonne femme! »

Son sabre levé résonna sans force sur la crosse de la carabine d’Olga Viatcheslavovna. Le cheval emporta le cavalier. Elle n’avait plus de carabine. Sans doute l’avait-elle jetée ou laissé tomber (plus tard,  quand elle raconta l’histoire, elle ne put se le rappeler). Dans sa main, elle sentit le poids entraînant de la lame de son sabre dégainé; un cri strident s’échappa de sa gorge serrée; son cheval lancé au triple galop rejoignit le cavalier et elle frappa à toute volée. Le cavalier moustachu se coucha sur le cheval, tenant sa nuque des deux mains.

Le cheval souffrait très fort et il emporta Olga Viatcheslavovna à travers la steppe couverte d’absinthes sauvages. Elle s’aperçut alors qu’elle serrait encore la poignée de son sabre. Péniblement, elle parvint à le remettre dans son fourreau. Puis, elle arrêta son cheval; la falaise de craie, l’étang étaient restés bien loin derrière elle.  La steppe était déserte, personne ne la poursuivait, plus de coups de feu. Les alouettes chantaient dans l’éblouissement du ciel dégagé. Elle chantait doucement, en harmonie, tout comme dans son enfance. Olga Viatcheslavovna saisit le devant de sa chemise, se serra la gorge avec ses doigts, s’efforçant mais en vain de se contenir; les larmes jaillirent, elle se mit à trembler de tout son être assise sur la selle.

Et longtemps après, en poursuivant son chemin vers le quartier général de la division, elle se frottait encore rageusement les yeux, l’un après l’autre.

Cent fois, dans l’escadron, on faisait répéter à Zotova cette histoire. Les combattants riaient à gorge déployée, faisant tourner leur tête, se roulaient par terre de rire.

« Oh! je n’en peux plus, oh! mes frères, c’est à crever de rire: une bonne femme qui zigouille deux bonshommes…

- Attends! raconte-nous encore: alors c’est lui qui fonce sur toi par derrière et qui crie brusquement: « Une bonne femme!? »

- Et ses moustaches, elles étaient longues?

- Il avait les yeux écarquillés d’étonnement?

- Et il n’a pas levé le bras?

- Non, je l’ai déjà dit.

- Et toi à ce moment-là, vlan! un grand coup sur la nuque!…Oh! mes frères, je vais en mourir…En voilà un cavalier! Il s’est envolé!

- Mais après, qu’est-ce que t’as fait?

- Mais quoi après? répondait Olga Viatcheslavovna. Comme d’habitude: j’ai essuyé la lame et je me suis mise à courir vers la division avec le paquet. »

( à suivre…)

21 janvier 2011

« La Vipère » Alexeï Tolstoï (suite 2)

Publié par ditchlakwak dans "La Vipère"

Olga Viatcheslavovna resta deux mois en prison, d’abord dans une salle commune, ensuite isolée. Les premiers jours, elle faillit devenir folle, obsédée par le souvenir de la porte barricadée du hangar. Elle ne pouvait pas dormir; elle rêvait qu’une corde lui serrait le cou.

On ne la demandait pas, on ne l’interrogeait pas, elle était comme oubliée. Peu à peu, elle se mit à réfléchir. Et soudain, tout s’éclaira et devint évident. Cet homme-là, le bouclé, celui qu’elle avait vu avec une chemise brodée, c’était bien Valka, l’assassin: elle ne s’était pas trompée…De peur qu’elle ne le dénonçât, il s’était dépêché de la rendre suspecte: le mot écrit au crayon était sa délation.

Olga Viatcheslavovna tourna dans sa cellule comme un chat sauvage; à ses supplications (à travers le judas) de lui permettre de voir le directeur de la prison, le juge d’instruction ou le procureur, les gardiens taciturnes se contentaient de se détourner. Elle croyait encore à la justice, échafaudait des plans fantasques: se procurer du papier et un crayon et écrire toute la vérité aux autorités qu’elle croyait être aussi équitable que Dieu.

Un matin, elle fut réveillée par des voix rudes, saccadées, et le fracas d’une porte qui s’ouvrait. Quelqu’un entrait dans la cellule d’à côté. Un prisonnier s’y trouvait, il portait des lunettes et toussait tout au long des nuits à s’en déchirer la poitrine. L’oreille contre le mur, elle écoutait. Les voix s’élevèrent, jusqu’aux cris, insupportables, pressantes. Elles devinrent rauques, puis se turent…Au milieu du silence, un gémissement se fit entendre, quelqu’un semblait souffrir et se retenait de crier, comme dans un fauteuil de dentiste.

Olga Viatcheslavovna se blottit dans un coin, le regard fou, les yeux grands ouverts dans l’obscurité. Il lui revenait à la mémoire les récits de torture qu’elle avait entendus dans la prison commune… Il lui semblait voir l’homme aux lunettes, son visage terreux, renversé en arrière, ses joues affaissées, frémissantes de douleur…On lui serrait les poignets, les chevilles à l’aide d’un fil de fer, jusqu’à ce qu’il atteigne les os…

« Tu parleras, tu parleras! » croyait-elle entendre…

Des coups résonnèrent, comme si on battait un tapis et non pas un homme…Il se taisait…Un coup, encore un coup…Et soudain un nouveau gémissement jaillit…

« Bon dieu! Tu parleras!… »

Et ce n’était plus un gémissement, mais un hurlement douloureux qui emplissait toutes la prison…Ce fut comme si la poussière de cet horrible tapis enveloppait Olga Viatcheslavovna; elle sentit la nausée lui monter aux lèvres, ses jambes se dérobèrent, le sol de pierre tournoya et elle vint s’y cogner la tête…

Et cette nuit-là, pendant qu’un homme en torturait un autre, ce qui lui restait d’espoir en la justice s’engloutissait dans les ténèbres. Mais l’âme passionnée d’Olga Viatcheslavovna ne pouvait demeurer dans le silence, dans l’inaction. Après des jours sombres qui faillirent la rendre folle, après avoir parcouru sa cellule dans tous les sens, elle trouva sa planche de salut: la haine, la vengeance. Haine, vengeance. Oh! pourvu qu’elle sorte de prison!…

Se soulevant sur la pointe des pieds, elle a regardait à travers les barreaux de la fenêtre étroite dons les vitres poussiéreuses vibraient. Des araignées desséchées se balançaient sur leur toile. Le tonnerre lointain des canons parvenait en un long grondement. La Cinquième Armée Rouge investissait Kazan.

Le gardien lui apporta sa pitance, renifla et louchant vers le judas:

« Je vous ai apporté du kalatch », mademoiselle…Si vous avez besoin de quelque chose, vous n’avez qu’à frapper…Nous sommes toujours en faveur des détenus politiques… »

Toute la journée, les vitres tremblèrent. Derrière les portes, les gardiens poussaient des soupirs. Olga Viatcheslavovna était assise sur le lit, s’entourant les genoux de ses bras. Elle n’avait pas touché la nourriture. La canonnade se répercutait dans tout son être. Vers le soir, le gardien revint sur la pointe des pieds et chuchota:

« Nous sommes des subalternes, mais toujours de cœur avec le peuple… »

Vers minuit, les couloirs s’animèrent, des portes claquèrent; de rudes interpellations se firent entendre. Quelques officiers et civils rassemblaient des détenus, une trentaine environ, les menaçant de leurs armes. On fit sortir Olga Viatcheslavovna, de force, en la traînant dans l’escalier. Elle se débattait, tel un chat, et essayait de mordre les mains qui la tenaient. L’espace d’une seconde, elle aperçut le ciel agité au-dessus de la cour rectangulaire et sentit le froid d’une nuit d’automne pénétrer sa poitrine. Puis, une porte basse, des marches en pierre, la pourriture humide du sous-sol rempli de monde, le faisceau carré des lampes de poches parcourant le mur en briques, les visages pâles, les yeux dilatés…Des jurons épouvantables…Des coups de revolver retentirent, les voûtes de la cave semblaient s’écrouler…Olga Viatcheslavovna se jeta dans l’obscurité. Le faisceau de lumière de la lampe éclaira furtivement le visage décomposé de Valka…Quelques chose la frappa à l’épaule, lui traversa la poitrine et le dos comme un coup de feu…Trébuchant, elle tomba, le visage dans la moisissure des champignons…

La Cinquième Armée avait pris Kazan, les Tchèques s’en étaient allés sur les bateaux, les Blancs s’étaient éparpillés de tous les côtés, la moitié des habitants, effrayés par la terreur rouge, s’enfuyaient à l’autre bout du monde. Pendant quelques semaines, sur les deux rives de la Volga grossie par les pluies d’automne, errèrent des fuyards isolés, un petit baluchon sur l’épaule et un bâton à la main, souffrant mille privations. Valka, lui aussi, quitta Kazan.

OlgaViatcheslavovna, envers et contre tout, restait vivante. Quand on eut sorti du sous-sol les cadavres des fusillés et qu’on les eut alignés dans la cour, sous un ciel triste et pluvieux, un cavalier vêtu d’une vieille pelisse se pencha sur elle et lui remua la tête avec précaution.

« Eh ! la fillette respire encore, dit-il. Il faudrait, mes frères, allé chercher un médecin… »

C’était le même homme, aux dents éclatantes et aux yeux d’épervier, qu’elle avait vu auparavant. Il transporta seul la jeune fille dans l’ambulance de la prison, courut chercher, dans l’agitation de la ville conquise, un médecin qui soit « vraiment de l’ancien régime ». Il força la porte de l’un d’eux et dans son emportement le mit en état d’arrestation. Après l’avoir terrorisé, il l’emmena sur une petite motocyclette jusqu’à l’ambulance, et là, lui montrant le visage exsangue d’Olga Viatcheslavovna évanouie, il lui déclara:

« Faites qu’elle soit vivante!… »

Elle resta en vie. Après qu’on lui eut fait un pansement et une piqûre d’huile camphrée, elle souleva ses paupières violacées et peut-être alors reconnut-elle les yeux d’épervier qui se penchaient sur elle.

« Plus près », murmura-t-elle tout bas, et quand il se fut penché vers elle et eut attendu longuement, elle dit sans savoir pourquoi:

« Embrassez-moi. »

Près du lit, il y avait du monde – on était en guerre; l’homme au regard d’épervier renifla, jeta un coup d’œil alentour et haussa les épaules.

« Diable! »

Mais il n’osa pas, se bornant à arranger son oreiller.

Il s’appelait Emilianov, camarade Emilianov. Elle lui demanda son prénom et son nom de famille. Il répondit Dimitri Vassiliévitch. Alors, elle ferma les yeux et répéta doucement: « Dimitri Vassiliévitch. »

Son régiment était à Kazan et tous les jours, Emilianov venait voir la jeune fille.

« Il faut reconnaitre, répétait-il pour l’encourager, que vous êtes coriace, Olga Viatcheslavovna, comme une vipère…Dès que vous serez rétablie, je vous prendrai comme ordonnance… »

Tous les jours, il lui dosait cela et ne se lassait pas de le répéter, ni elle de l’écouter. Il riait, montrait ses dents blanches et un sourire tendre s’épanouissait sur les lèvres d’Olga Viatcheslavovna.

« On vous fera couper les cheveux, je vous procurerai des bottes légères: celle d’un lycéen tué que j’ai gardées. Dans les premiers temps, bien sûr, je vous attacherai à la selle du cheval pour que vous ne tombiez pas… »

Olga Viatcheslavovna était vraiment vivace comme une vipère. Après tous ces événements, il ne lui restait, semblait-il, que les yeux, mais ils brillaient d’une passions indomptable, d’une avidité impatiente. Le passé était resté sur un rivage lointain. La maison sévère et cossue de son père, le lycée, les amies sentimentales, les premiers flocons de neige dans la rue, les emballements de jeunes filles pour des jeunes premiers de passage, l’amour de rigueur pour le professeur de littérature russe, le beau et gras Voronoff, le cercle lycéen de Herzen et ses passions enthousiastes, la lecture des romans étrangers et la douce nostalgie pour les héroïnes nordiques de Hamsoun – qui n’existent qu’en rêve – la curiosité inquiète pour les romans de Margueritte… Comment tout cela avait-il pu exister ? Une robe neuve pour les fêtes de Noël, une amourette avec un lycéen travesti en Méphistophélès, aux cornes de serge noire emplies d’ouate…Le parfum des fleurs gelées par un froid de moins trente degré…Un silence triste, le tintement des cloches de Carême, la fonte des neiges qui brunissent dans les rues passantes…Le trouble du printemps, la fièvre de chaque nuit…La datcha à Verkny Ouslone, les pins, les près, la Volga resplendissante s’écoulant à l’infini sur les terres inondées, et les nuages amoncelés à l’horizon…Tous cela lui revenait à présent, peut-être en rêve, dans la chaleur moite de l’oreiller d’hôpital mouillé de larmes…

Dans tous ces rêves-là, Valka se ruait comme une brute déchaînée, armé d’une masse de cinq kilos. Ce Valka Brikine, expulsé du lycée pour inconduite, parti volontaire au front, puis revenu un an plus tard, arborant fièrement son uniforme de uhlan et la croix de Saint-Georges. On racontait que son père, le commissaire de police Brikine (c’était lui qui avait publié le célèbre arrêté pour que les « agents de police puissent fréquenter le temple de Dieu sans autre autorisation ») avait adressé une demande au commandant des armées de la région afin que son fils fût envoyé dans les postes d’avant-garde où il pourrait être tué avec plus de certitude, car pour son cœur de père, il valait mieux savoir un tel vaurien mort plutôt que vivant…Valka était toujours affamé, avide de plaisirs et intrépide comme le diable. Mais si la guerre lui avait appris que le sang avait une odeur aigre, – et rien de plus, – la Révolution l’avait libéré de ses premières entraves.

Cette masse de cinq kilos avait brisé la glace fragile qui enfermait les beaux rêves d’Oletchka. Elle était bien légère cette glace, sur laquelle elle rêvait de construire : le mariage, l’amour, la famille, un foyer heureux et solide…Et sous cette glace se dissimulait l’abîme…Elle s’était brisée, et la brutalité de la vie et ses passions l’avaient emportée dans ses flots troubles.

C’est ainsi qu’Olga Viatcheslavovna avait accepté la lutte (deux fois on avait tenté de la tuer, sans y parvenir, et maintenant elle n’avait plus peur de rien). La haine profonde, un croûton de pain pour aujourd’hui et le trouble sauvage de l’amour inconnu ; ça c’était la vie…Emilianov s’asseyait près d’elle ; elle lui mettait un oreiller sous le dos, serrait de ses doigts amaigris le coin de la couverture, et lui disait en le regardant dans les yeux :

« Je m’imaginais un mari blond, tout à fait correct, moi, en peignoir rose, et tous deux assis devant une table où une cafetière en nickel refléterait notre image. Et ça, c’était le bonheur !…Je déteste cette petite fille !…Je me déteste pour avoir cru que je pouvais être heureuse ainsi…Rêver d’un peignoir rose, quelle vraie niaiserie !… »

Emilianov, les coudes plantés sur les cuisses, riait de ses récits. Oletchka, sans s’en rendre compte, s’efforçait de s’adapter à lui. Pour le moment, elle n’avait qu’un désir : s’arracher du lit d’hôpital qui lui était devenu odieux. Elle s’était fait couper les cheveux. Emilianov lui avait procuré une courte veste de cavalier doublée, des culottes bleues bordées de rouge et, comme il l’avait promis, des bottes en chevreau très élégantes.

En novembre, Olga Viatcheslavovna quitta l’hôpital. Elle n’avait en ville ni parents, ni amis. Des nuages du nord couraient au-dessus des rues désertes et des magasins fermés, laissant tomber pluie et neige. Emelianov pataugeait, sans perdre courage, dans la boue, d’une rue à l’autre, à la recherche d’un logement. Oletchka se traînait, un pas derrière lui, dans sa veste trempée, chaussée des bottes du lycéen tué ; ses genoux tremblaient, mais elle aurait préféré mourir plutôt que de se séparer de Dimitri Vassiliévitch. Il s’était procuré au Comité exécutif un billet de logement pour la camarade Zotova, torturée par les Blancs et il cherchait quelque chose d’original. Enfin, son choix s’arrêta sur un hôtel particulier, très imposant avec des colonnades et des vitres comme des miroirs, abandonné de son propriétaire, le négociant Starobogatov ; il le réquisitionna. Dans cette maison inhabitée, le vent soufflait par les vitres brisées à travers les pièces en enfilade aux plafonds peints, garnies de meubles dorés dont la marqueterie était abîmée. Le cristal des lustres tintait plaintivement. Dans le jardin, les tilleuls défeuillés bruissaient tristement. Emilianov ouvrit les portes à doubles battant, d’un coup de pied.

« Allez, regarde, ils ont tout mis en tas, les démons, directement sur le parquet pour protester… »

Dans la salle d’apparat, il mit en morceaux les boiseries d’un orgue en chêne qui occupait tout un mur et les transporta dans une pièce meublée de divans et il fit un grand feu dans la cheminée.

« Ici, on peut faire chauffer une bouilloire, il y fait jour, il y fait chaud…Ces bourgeois savaient vivre… »

Il lui procura une théière en étain, des carottes séchées pour infusion, du gruau, du lard, des pommes de terre – un approvisionnement pour deux semaines – et Olga Viatcheslavovna resta seule dans la maison vide et sombre, où le vent gémissait lugubrement dans les cheminées, comme si les tristes fantômes de la famille Starobogatov étaient venus se lamenter sur le toit ruisselant sous la pluie d’automne.

Olga Viatcheslavovna disposait de tout son temps pour réfléchir. Elle s’asseyait sur une petite chaise, regardait le feu où la bouilloire commençait à chanter et pensait à Dimitri Vassiliévitch : « Viendra-t-il aujourd’hui ? Ce serait bien qu’il vienne, justement les pommes de terre sont cuites. » Au loin, elle entendait ses pas qui résonnaient sur le parquet ; il entrait, gai, le regard redoutable…C’était la vie qui revenait…Il enlevait de son ceinturon, son revolver et deux grenades, ôtait sa capote mouillée, demandait si tout était en ordre, si elle n’avait besoin de rien.

« L’essentiel est que votre toux soit passée et qu’il n’y ait plus de sang dans vos crachats…Pour le nouvel an, vous serez complétement remise ».
Après avoir bu du thé, il roulait une cigarette et racontait ses aventures militaires, narrant avec art les combats de cavalerie, s’échauffant parfois à tel point qu’elle avait peur de regarder ses yeux terrifiants d’épervier.

« Les impérialistes ont fait une guerre de position, une guerre de tranchées, sans fougue et on y mourait tristement, disait-il debout au milieu de la pièce, tenant à la main son sabre dégainé. La Révolution, elle a été faite par la cavalerie. Le comprenez-vous ? Le cheval, c’est un élément de la nature…Le combat à cheval est un élan révolutionnaire…Voyez-vous, moi, je n’ai qu’un sabre, je me rue sur les fantassins, je vole sur une mitrailleuse…L’ennemi peut-il résister à ma vue ? Non, impossible…Et dans la panique, il se sauve, et moi je l’abats, j’ai des ailes…Savez-vous ce que c’est qu’un combat de cavalerie ? C’est la lave qui affronte la lave, sans un coup de fusil…Un tumulte…On est enivré…Un choc…Et le travail commence…Une minute, disons deux, tout au plus…Le cœur ne peut supporter cette horreur…L’ennemi a les cheveux dressés sur la tête…Et là, il tourne bride…Et alors, il ne reste plus qu’à frapper…Il n’y a pas de prisonniers !… »

Ses yeux étincelaient comme l’acier de son sabre qui fouettait l’air. Olga Viatcheslavovna le regardait, ses coudes pointus sur les genoux, le menton entre ses poings serrés ; elle en avait froid dans le dos. Il lui semblait que si la pointe sifflante lui pénétrait le cœur, elle eût crié de joie, tellement elle aimait cet homme…

Pourquoi l’épargnait-il ? Etait-ce possible qu’il n’eût que de la pitié ? Comme d’une orpheline, d’un chien ramassé dans la rue ? Parfois, elle surprenait son regard de côté, rapide, embarrassé, où il y avait autre chose qu’un sentiment fraternel…La fièvre lui montait aux joues, elle ne savait pas où cacher son visage ; son cœur battait la chamade et tombait dans un abîme vertigineux…Mais non : il sortait de sa poche un journal de Moscou, s’installait devant le feu et se mettait à lire à haute voix un feuilleton – le « Rez de chaussée » – ou l’on éreintait avec les pires mots la bourgeoisie internationale.

« Nous les aurons, pas avec des balles, mais avec des paroles… Ah ! comme ils écrivent bien. Ah ! les salauds ! » criait-il, en tapant des pieds de satisfaction.

L’hiver était venu. La santé d’Olga Viatcheslavovna s’améliorait. Un jour, Emilianov vint chez elle, de bonne heure, avant l’aube, lui dit de se vêtir et l’emmena là où il enseignait les premiers rudiments d’équitation. Au lever du jour, une neige douce tombait. Olga Viatcheslavovna galopait sur un tapis blanc et les fers du cheval y laissaient des traces de sable. Emilianov criait :

« Tu te tiens comme un chien sur une haie ! Ramasse-toi sur tes pieds, ne t’affale pas ! »

Elle avait envie de rire, le vent sifflait joyeusement dans ses oreilles et son cœur s’enivrait. Les flocons de neige fondaient sur ses cils.

(à suivre…)

20 janvier 2011

« LaVipère » Alexeï Tolstoï (suite 1)

Publié par ditchlakwak dans "La Vipère"

Dix ans auparavant, à Kazan, dans la rue Prolomnaïa, un incendie se déclarait en plein jour dans la maison d’un négociant de la deuxième guilde, adepte de l’ancien rituel, Viatcheslav Illarionovitch Zotov. Les pompiers découvrirent au premier étage deux cadavres ligotés avec du fil électrique: Zotov lui-même, sa femme Maria Kirilovna, et à l’étage supérieur, le corps inanimé de leur fille, Olga Viatcheslavovna, lycéenne de dix-sept ans, la chemise en lambeaux, le cou et les bras égratignés. Toute la pièce témoignait d’une lutte acharnée. Mais les bandits n’avaient pu venir à bout de la jeune fille, et dans leur fuite précipitée, s’étaient contentés de la frapper avec un poids fixé à une lanière qu’ils avaient abandonné sur place.

La maison fut vainement défendue et les biens des Zotov furent réduits en cendres. Olga Viatcheslavovna fut transportée à l’hopital. On dut lui remettre une épaule luxée et lui recoudre le cuir chevelu. Elle demeura plusieurs jours sans connaissance. Lorsqu’elle se réveilla, sa première sensation fut de douleurquand on lui changea son bandage. Elle vit, assis sur son lit, un médecin militaire portant de belles lunettes. Touché par la beauté d’Olga Viatcheslavovna, le docteur lui ordonna de ne pas bouger, de ne pas s’inquiéter. Elle lui tendit la main: « Docteur, quelles brutes sauvages! » et elle se mit à pleurer. Quelques jours après, elle lui dit: « Il y en avait deux que je n’ai pas reconnus – ils portaient des capotes… Le troisième, si. J’avait dansé avec lui au bal…Valka un lycéen de dernière année…Je les ai entendu frapper papa et maman…Les os craquaient…Docteur, pourquoi ont-ils fait cela? Quelles brutes sauvages! »

-Chut!Chut! chuchota le docteur, l’air effrayé et les yeux humides derrière ses lunettes. Personne ne venait voir Oletchka Zotova à l’hopital. Ce n’était pas le moment. La Russie était en pleine guerre civile, la vie normale, celle de tous les jours, se désintégrait de toutes parts. Les affiches des décrets se multipliaient partout, appelant à la violence et à la révolte. Oletchka ne pouvait que pleurer de douleur, du matin au soir, (ses oreilles résonnaient du cri terrible de son père: « Il ne faut pas! » et des hurlements de bête plaintifs et douloureux de sa mère: elle n’avait jamais hurlé ainsi de toute sa vie). Pleurer de terreur – comment vivre maintenant? – de désespoir face à l’inconnu, au milieu des grondement, des cris et des fusillades derrière les fenêtres de l’hopital? Pendant ces journées de solitude, elle versa sans doute toutes les larmes que le destin lui avait allouées pour la vie. Sa jeunesse, libre, insouciante, joyeuse, était finie, brisée comme un fil. Son âme était marquée de cicatrices. Elle ignorait encore la puissance des sombres passions qui l’habitaient.

Un jour, dans le couloir, un homme s’assit à côté d’elle sur le banc, le bras en bandoulière. Ni sa blouse d’hôpital, ni ses pantoufles n’empêchaient la santé, l’ardeur et la gaîté d’émaner de lui, comme la chaleur irradiante d’un poêle en fonte. Il sifflotait tout bas « Petite Pomme », qu’il rythmait de ses talons nus. Ses yeux gris, pareils à ceux d’un épervier, louchaient du côté de la jolie fille. Son visage large et hâlé, couvert jusqu’aux pommettes d’une barbe qu’il ne rasait jamais, exprimait l’insouciance et même la paresse, mais son regard d’épervier était sévère et cruel.

« Vous êtes dans le Service de vénérologie? » demanda-t-il avec indifférence.

Oletchka ne comprit pas, puis submergée par l’indignation, répondit: « On a tenté de m’assassiner, mais sans y parvenir, c’est pourquoi je suis ici! »

Elle recula et se mit à respirer profondément, les narines frémissantes.

« Ah! mes aïeux, en voilà une aventure! Avec un bon motif? ou des bandits? comme ça? pour rien?

Oletchka le regarda: comment pouvait-il l’interroger de cette façon par simple désoeuvrement, comme s’il s’agissait de quelque chose de tout à fait ordinaire.

« Alors, vous n’avez entendu parler de rien? Les Zotov, de la rue Prolomnaïa?…

Ah, oui! C’est ça, je me rappelle maintenant. Et bien, vous êtes une sacrée gaillarde, vous ne vous êtes pas laissé faire ».

Et plissant le front, il ajouta: « Ces gens-là, on devrait les faire bouillir dans une marmite, alors vraiment on obtiendrait quelque chose. On en a vu tant de ces ignobles individus – plus que nous ne le pensons – c’est à vous couper les jambes! Une vraie calamité. »

Il scruta Oletchka froidement, de haut en bas, et continua: « Vous, naturellement, vous ne comprenez la révolution qu’à travers cette violence…C’est dommage. Vous-même, vous venez d’une famille traditionaliste? Vous croyez en Dieu. Peu importe, cela vous passera. (Il frappa du poing le bras du divan). Voilà en quoi il faut croire: la lutte! »

Oletchka aurait voulu lui répondre quelque chose de méchant, de pertinent, inspiré par les propres malheurs des Zotov; mais sous le regard moqueur de cet homme, toutes ses pensées, à peine nées, s’éparpillèrent sans pouvoir être formulées.

Il ajouta: « Ah! vous êtes fougueuse comme une jument. Un pur-sang russe, juste un peu tsigane…Sinon vous auriez vécu, comme tout le monde, derrière votre fenêtre, en contemplant la vie à travers un ficus…Quel ennui!

- Et vous trouvez que c’est plus gai, maintenant?

- Et pourquoi pas? Il faut bien finir par s’amuser un jour et ne pas rester toute sa vie à faire claquer les boules d’un boulier. »

Une fois encore, Oletchka se sentit indignée, sans pouvoir rien répondre. Elle haussa les épaules: l’homme était vraiment trop suffisant…Elle ne put que grommeler:

« Vous avez mis la ville à sac, toute notre Russie sera ruinée, par vous, misérables…

- En voilà une affaire…la Russie!… Nous nous proposons de faire une chevauchée à travers le monde entier…Les cheveux ont rompu leurs liens et ne s’arrêterons qu’à l’océan, et encore…Qu’on le veuille ou non, il faudra faire la fête avec nous! »

Il se pencha vers elle ricana et ses dents brillères d’une joie sauvage. La tête d’Oletchka se mit à tourner, comme si elle avait déjà entendu ces mots, comme si des profondeurs de son être remontaient les voix de cent générations d’ancêtres: « A cheval, fais la fête, mon âme!… » Sa tête tournait, mais près d’elle, n’était assis qu’un homme, vêtu d’une blouse d’hôpital, le bras en bandoulière… Mais maintenant son coeur réchauffée frémissait avec anxiété: mais pourquoi donc cet homme lui devenait-il si proche? Elle se recroquevilla, se recula à l’extrémité du banc. Lui se remit à siffloter en battant la mesure.

 

La conversation commencée par ennui dans le couloir de l’hôpital fut brève. L’homme avait siffloté, puis était parti. Olga Viatcheslavovna ne savait même pas son nom. Le lendemain, quand elle vint se rassoir sur le banc, elle regarda au fond du couloir étouffant, en le guettant, et elle répéta tout ce qu’elle devait lui dire de convaincant et de bien senti pour rabattre son assurance. Comme il ne venait pas – à sa place passaient des éclopés sur les béquilles – elle se rendit compte que la rencontre d’hier l’avait fortement émue.

Elle attendit encore, une minute à peine, puis dépitée, se mit à pleurer : elle était là à l’attendre, et lui s’en moquait ! Elle alla se recoucher et se mit à penser à tout ce qui pouvait le diminuer à ses yeux : mais pourquoi, pourquoi donc, l’avait-il tant impressionnée ?

Sa curiosité était plus forte que le sentiment d’avoir été offensée. Elle pensait : Oh ! juste le revoir, ne fut-ce qu’un instant. Comment était-il ? Il n’avait rien de particulier…Il y avait des millions d’imbéciles comme lui…Bolchevik, naturellement…Bandit Et ses yeux, ses yeux étaient…si canailles ! Son orgueil de jeune fille était blessé : se morfondre pour un pareil individu, toute la journée ! jusqu’à s’en tordre les doigts !

Toute la nuit l’hôpital fut éveillé. Les docteurs, les infirmiers, couraient traînant des paquets. Les malades apeurés étaient assis sur leur lit. Par les fenêtres, on entendait le grondement des roues des voitures le flot des injures furieuses. Les Tchèques entraient dans Kazan. Les Rouges abandonnaient la place. Tous ceux qui pouvaient marcher quittèrent l’hôpital. Personne ne pensa à Olga Viatcheslavovna.

A l’aube, dans le couloir de l’hôpital, les Tchèques, proprement vêtus comme le sont les étrangers, firent résonner avec fracas les crosses de leurs fusils. On entraînait quelqu’un. La voix implorante de l’économe hurla :

« Je suis un subalterne, je ne suis pas un bolchevik, laissez-moi ! Où me menez-vous ? » Deux paralytiques rampèrent jusqu’à la fenêtre qui donnait sur la cour. Ils annoncèrent en chuchotant :

« On l’entraîne sous le hangar, on va le pendre, le pauvre. »

Olga Viatcheslavovna s’habilla – d’une pauvre chemise de l’hôpital – mit un châle blanc sur sa tête pour cacher son bandage. Un son joyeux de carillon en tête se répandait sur la ville. L’aube se levait. On entendait – tantôt éclatante, tantôt feutrée – la musique des régiments qui entraient dans la ville. Au loin, derrière la Volga, roulait le grandement sourd des canons qui s’éloignaient.

Olga Viatcheslavovna sortit de la salle et fut arrêtée dans le couloir par la patrouille : deux Tchèques moustachus, qui marchaient lentement, exigèrent, en chuintant et en sifflant, qu’elle réintégrât les lieux.

« Je ne suis pas prisonnière, je suis russe ! cria Olga Viatcheslavovna, le regard étincelant. Ils éclatèrent de rire, tendirent la main pour lui pincer la joue ou le menton…Elle n’allait pas lutter contre deux baïonnettes au canon. Elle retourna dans la salle et s’assit sur le lit, les narines dilatées. Elle tremblait et claquait des dents.

Le matin, les malades n’eurent pas de thé. Des murmures s’élevèrent. A l’heure du déjeuner, les Tchèques emmenèrent cinq amputés : les Rouges. Les paralytiques, en faction à le fenêtre, annoncèrent qu’on les avait conduits dans le hangar. Dans la salle entra un officier russe, grand, élancé, vêtu d’un pantalon étroitement ceinturé, large comme les ailes d’une chauve-souris. Les malades remontèrent leurs couvertures. Il inspecta les lits et en clignant des yeux, son regard s’arrêta sur Olga Viatcheslavovna.

« Zotova ? demanda-t-il. Suivez-moi… »

Il semblait voler comme emporté par les ailes de son pantalon, et le couloir vide résonnait du choc de ses éperons.

Il fallut traverser la cour. A ce moment, de la porte où elle allait entrer, sortit un jeune homme, aux cheveux bouclés, vêtu d’une chemise russe brodée ; en passant, à l’instant où il mit sa casquette, il la regarda furtivement et se hâta vers la sortie…Olga Viatcheslavovna trébucha…Il lui avait semblé…Non, ce n’était pas possible…

Elle entra dans l’antichambre, s’assit à une table et son regard s’arrêta sur un gradé au long visage déformé comme dans un mauvais miroir. Il la regardait, lui aussi de ses yeux vairons.

« Vous n’avez pas honte, vous, la fille d’un homme honorable, une jeune fille intelligente, de vous lier avec toutes cette racaille ? » lui dit-il d’une voix pleine de reproches et de mépris, en insistant sur les mots. Elle fit un effort pour comprendre ce qu’il disait. Une idée fixe l’empêchait de se concentrer. En soupirant, elle serra les mains sur ses genoux et se mit à raconter tout ce qui lui était arrivé. L’officier fumait lentement, vautré sur son coude. Elle termina son récit. Il retourna une feuille de papier posée sur la table. En-dessous, elle aperçut une note écrite au crayon.

« Nos renseignements ne concordent pas exactement, -il songeur, en plissant le front. J’aurais voulu vous entendre nous raconter vos relations avec l’organisation criminelle bolchevique. Quoi ? »

Un coin de sa bouche se tordit, remonta vers le haut, il fronça les sourcils.

Olga Viatcheslavovna observa avec frayeur l’horrible asymétrie de ce visage proprement rasé.
« Mais je ne comprends pas…Vous êtes fou !

A mon regret, nous possédons des renseignements dignes de foi, si bizarre que cela vous paraisse ». Il tenait se cigarette lois de son visage, se balançait et laissait échapper lentement un filet de fumée – il était impossible d’imaginer quelqu’un de plus mondain. « Votre sincérité est réelle…(Volute de fumée). Soyez donc sincère jusqu’au bout, ma chère… A propos, vos amis, les Rouges, sont morts en héros. » Il indiqua, de son œil bicolore porte du hangar que l’on apercevait par la fenêtre. « Alors, vous continuez à vous taire ? Et bien, dans ces conditions… »

Il saisit les bras du fauteuil et se tourna vers les Tchèques : « Bitte, je vous en prie… » Les Tchèques s’élancèrent, soulevèrent Olga de sa chaise. Ils promenèrent leurs mains sur ses hanches et sa poitrine. Remuant leurs moustaches avec satisfaction, ils fouillèrent à tâtons les poches sous sa jupe. Se levant de sa chaise, l’autre militaire regardait la scène, en écarquillant ses yeux vairons. Olga Viatcheslavovna étouffait. Une rougeur incendia ses joues. Elle s’arracha de leurs mains, cria…

« En prison ! » ordonna l’officier.

(à suivre…)

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