« La Vipère » Alexeï Tolstoï (suite et fin)
Comme un oiseau qui plane dans un ciel tumultueux balayé par les vents et tombe soudain les ailes brisées sur la terre, de même la vie d’Olga Viatcheslavovna et son amour fou, passionné, innocent, furent brisés, cassés en mille éclats. Dès lors, les jours se traînèrent, confus, inutiles, lourds et ténébreux. Pendant longtemps, on la transporta d’un hôpital à l’autre, l’évacuant dans des wagons pleins de pourriture; elle gelait dans sa capote de soldat, elle mourrait de faim. Les gens étaient des inconnus, hostiles. Pour tous, elle n’était qu’un numéro de matricule de l’hôpital. Elle n’avait personne de proche au monde. La vie lui donnait la nausée, elle était lugubre. Pourtant la mort ne voulait pas d’elle.
Quand elle sortit de l’hôpital, les cheveux coupés ras, si décharnée qu’elle flottait dans son manteau et ses bottes, comme un squelette, elle se rendit à la gare où dans les salles d’attente, quelques part sur le sol, dormaient et mouraient, par centaines, des êtres qui ne ressemblaient plus à rien. Où aller? L’univers entier était une forêt vierge. Elle retourna en ville, se rendit au poste de recrutement, montra ses papiers et la « broche-récompense ». Peu après, elle partit avec un convoi se battre en Sibérie.
Le bruit des roues du train, la chaleur des poêles en fonte dans la fumée bleue, des milliers et des milliers de kilomètres, des chansons aussi longues que la route, la puanteur, la neige, la gadoue des casernes, les placards de guerre aux lettre criardes, les affiches et des avis que seul connaît le diable, – lettres en lambeaux qui bruissaient dans le froid, – de sombres réunions entre des murs en planches dans la demi-obscurité des lampes enfumées, et de nouveau, neige, sapins, fumée des bûchers, bruits familiers du cliquetis des armes, froid terrible, villages incendiés, taches sanglantes sur la neige, et des milliers et des milliers de cadavres comme des bûches éparpillées, ensevelis sous la neige apportée par le vent…Tous cela se mêlait dans ses souvenirs, ne faisant qu’un écheveau de malheurs discontinus.
Olga Viatcheslavovna était maigre et sinistre; elle pouvait boire de l’alcool dénaturé, fumait du caporal ordinaire et quand il le fallait, savait jurer aussi bien que les autres. On ne la considérait pas comme une femme, elle était vraiment maigre et méchante comme une vipère. Une fois, la nuit, dans la caserne, un camarade, un barbu, avec de grosses lèvres, surnommé « lippu », lui demanda de faire quelques polissonneries. Subitement furieuse, elle le frappa si fort avec la crosse de son revolver qu’on dut l’amener à l’infirmerie. Cet incident enleva toute envie même de penser à « la petite vipère »…
Le printemps la trouva à Vladivostok. Pour la première fois, elle vit l’océan: bleu, sombre, vivant. De longues crêtes de vagues arrivaient sur le rivage et venaient se briser contre le môle en s’éparpillant en fines gouttelettes d’eau. Olga Viatcheslavovna eut envie de s’embarquer…Dans ses souvenirs ressurgirent les images qui la faisaient rêver dans son enfance: des rivages aux arbres extraordinaires, des montagnes, un rayon de soleil entre les nuages immenses éclairant le sillage tranquille d’un petit bateau…Où aller? Contourner le Cap des Tempêtes, s’asseoir en pleurant sur une pierre au bord de la rivière Zambèze…Naturellement tout cela était vaines imaginations. Personne ne la voulut à bord. Seul, dans un petit cabaret clandestin du port, un vieux marin l’ayant prise pour une prostituée versa des larmes d’ivrogne sur sa jeunesse gâchée et lui tatoua une ancre sur le bras.
« Souviens-t-en, dit-il, c’est un symbole d’espoir. »
La guerre pris fin. Olga Viatcheslavovna s’acheta au marché une jupe confectionnée dans un rideau en reps vert et commença à travailler dans différentes institutions, en tant que dactylo au comité exécutif, secrétaire à l’Office des Forêts ou simplement agent de bureau, déménageant d’étage en étage.
Elle ne restait pas longtemps dans une même place; elle se déplaçait de ville en ville, se rapprochant du centre de la Russie. Elle rêvait de passer sur ce même pont, sur cette même rive où, ayant puisé de l’eau, elle s’était assise pour la dernière fois avec Dimitri Vassiliévitch… Elle aurait retrouvé, et le buisson, et l’endroit même où ils étaient assis sur la terre battue.
Le passé ne s’effaçait pas. Elle menait menait une existence solitaires, mais la rigueur militaire l’abandonnait peu à peu. Olga Viatcheslavovna redevenait femme…
En 1922, il lui fallut recommencer sa vie pour la troisième fois. Elle se représentait le présent tel l’effort à déployer pour mettre sous le joug les chevaux de combat. Le pays bouleversé n’était pas encore calmé. Les yeux encore pleins de visions sanguinaires cherchaient à détruire, mais déjà, de tous côtés, rejetant le passé, les affiches blanches des oukases fleurissaient, ordonnant de reconstruire, de réparer, d’édifier.
Elle lisait et entendait tout cela, et tout cela lui semblait plus difficiles que de faire la guerre. Les ville où elle passait avaient été détruites par une fureur dévastatrice, tous tombait en ruines, l’ortie poussait au milieu des cendres du passé, les hommes vivaient sous une simple couverture. Ils mangeaient et dormaient et des visions de guerre hantaient toujours leurs rêves. La créativité s’exprimait dans la fabrication de brosse pour le bain et de vaisselles en terre cuite, exactement comme dans les temps néolithiques.
Les oukases ordonnaient la reconstruction. Mais avec quelles mains? Avec ces mains, celle-là même qui ressemblaient encore aux pattes crochues des oiseaux de proie… Olga Viatcheslavovna aimait venir au coucher du soleil déambuler en flânant de par la ville et elle observait les passants, leurs visages méfiants et renfrognés, couverts de rides creusées par la colère, la frayeur et la haine; elle connaissait bien ce rictus, ces trous à la place de dents rongées par la guerre. Tous y étaient passés, adolescents ou vieillards… Tous erraient dans la ville polluée, vêtus de sacs malodorants, de rideaux volés chez les bourgeois, chaussées d’espadrilles fatiguées, ébouriffés, prêts à pleurer ou à tuer…
Les oukases exigeaient de la création, de la création et encore de la création…Oui, c’était plus difficile que de faire sauter un pont au pyroxyle, ou de massacrer à cheval des canonniers et de mitrailler un bâtiment d’usine où se retranchait l’ennemi. Olga Viatcheslavovna s’arrêtait devant une palissade inclinée où était collée une affiche multicolore. Quelqu’un l’avait baptisée en gribouillant à la craie des mots obscènes. Elle y voyait des visages gais, des oriflammes déployées, des immeubles de cent étages, des cheminées, des fumées dessinant en lettre dansantes « Industrialisation »…Elle était impressionnée par cette affiche qui la faisait rêver et la grandeur de cette nouvelle lutte l’émouvait.
La pénombre venait. Les dernières lueurs pourpres du soleil couchant perçaient sous les nuages de plomb et faisaient scintiller les restes de vitres qui jonchaient les maisons vides.De temps en temps, un passant déambulait en grignotant des graines de tournesol dont il recrachait l’enveloppe sur la chaussée, dans la boue gluante où traînaient des feuilles de tôles rouillées et où pourrissaient des chats crevés grimaçants. Graines de tournesol, graines de tournesol…Les humains n’étaient plus que mouvement de mâchoires. Les cerveaux sommeillaient dans la pénombre du soir. Les graines de tournesol illustraient le retour à l’âge de pierre. Olga Viatcheslavovna serrait les poings, ne pouvant se réconcilier avec le silence, les graines de tournesol, les brosses pour le bain et les immenses terrains vagues d’un trou de province.
Elle parvint à se faire nommer à Moscou où elle arriva, pleine de courage et d’abnégation, vêtue de sa jupe verte en reps.
Les privations quotidiennes n’avaient pas de prise sur Olga Viatcheslavovna, elle en avait vu bien d’autres. Pendant les premières semaines de son séjour à Moscou, elle logeait n’importe où. Puis on lui désigna un domicile dans un appartement collectif à Zariadié. Après avoir rempli des questionnaires et signé d’innombrables déclarations, elle fut soudain apaisée par l’extrême complexité du cheminement de toutes ces paperasses.Ces institutions aux multiples étages bourdonnaient telle des ruches. Elle fut admise dans le service de contrôle du Trust des Métaux. Elle se sentit comme un moineau pris dans les rouages d’une gigantesque horloge. Elle se fit toute petite et arriva à l’heure. Elle observait tout et était intimidée, n’arrivant mas à comprendre en quoi elle était utile en copiant des papiers. Ici, nul besoin de son adresse, de sa témérité, de sa méchanceté de vipère. Ici, c’était le règne des machines à écrire qui résonnaient comme des coups de marteau dans les oreilles, des papiers froissés, des sonneries de téléphone et des paroles confuses de gens affairés. C’était tout autre chose que la guerre où tout était net, clair, tendant vers un but visible…
Ensuite, comme de juste, elle s’habitua, se calma. Les jours se suivaient, laborieux, monotones, tranquilles. Pour ne pas s’enliser dans la paperasseries, elle s’adonna à une activité dans une association sociale. Elle y apporta la discipline et une terminologie tout militaire. Plus d’un la retint de prononcer des paroles trop brutales.
La première anicroche survint avec le directeur adjoint assis à côté d’elle, de l’autre côté de la porte menant au cabinet du directeur principal. L’évènement eut lieu à propos du gros tabac qu’elle fumait. L’adjoint lui dit:
« Vous m’étonnez, camarade Zotova, vous êtes, somme toute, une femme intéressante, mais vous empestez toute la pièce avec votre tabac…Vous n’avez donc aucune féminité? Fumez plutôt des Java ».
Cette observation anodine venait sans doute à point. Olga Viatcheslavovna se sentit mal à l’aise, puis proche des larmes. En partant le soir, elle s’arrêta sur le palier devant la glace, et pour la première fois depuis de nombreuses années se regarda avec un regard bien féminin: « Quelle horreur! Un véritable épouvantail à moineaux! » La jupe de reps vert tout usée remontait par devant et était tout effilochée par derrière…Des souliers d’homme, une chemisette en indienne grise…Comment en être arrivé là?
Deux dactylos vêtues de séduisantes jupettes et de bas roses se retournèrent en passant devant Zotova, immobile devant la glace, et pouffèrent de rire sur le palier du dessous. Elle ne put qu’entendre:
« …les cheveux mêmes en seraient épouvantés… »
Le beau visage d’Olga Viatcheslavovna s’empourpra. Une des ces filles habitait le même appartement qu’elle, à Zariadié. Elle se nommait Sonietchka Varentsova.
Quelques jours plus tard, les femmes qui habitaient l’appartement de la rue Pskov (qui est à Zariadié) furent étonnées par le comportement bizarre d’Olga Viatcheslavovna. Un matin, rentrant dans la cuisine pour se laver, elle fixa de ses yeux brillants de vipère Soniétchka Varentsova qui surveillait son lait. Elle s’approcha d’elle et demanda en désignant du doigt ses bas:
« Où avez-vous acheté celà? »
Puis lui retroussant la jupe et désignant ses dessous:
« Et ça, vous l’avez acheté où? »
Elle avait posé ces questions avec la même hargne que pour donner un coup de sabre.
Soniétchka, très sensible de nature, eut peur de ses brusqueries. La colocataire, Rosa Abramovna la tire d’affaire; d’une voix douce, elle expliqua à Olga Viatcheslavovna qu’elle pouvait se procurer ces chosers au Kouznetski Most et que la mode de Paris imposait à présent une robe « chemise », des bas couleur « chair », et caetera et caetera.
Oklga Viatcheslavovna acquiesça avec des mouvements rapides de la tête et sans l’interrompre dit:
« D’accord…Compris… »
Puis elle saisit les délicates boucles blondes de Soniétchka, sans ménagement comme si c’était la crinière d’un cheval:
« Et comment tu coiffes ça?
-Il faudrait vraiment te couper les cheveux, mon petit trésor, dit Rose Abramovna d’une voix chantante, à la garçonne, avec un cran sur le côté. »
Piotr Sémiénovitch Morch avait fait un pas dans la cuisine, avait écouté un instant et comme toujours, d’un ton plein de suffisance, il avait émis cette brillante pensée:
« Il est un peu tard, Olga Viatcheslavovna, pour vous écarter du communisme de guerre… »
D’un geste brusque, elle se tourna vers lui (il raconta plus tard qu’elle avait aussi grincé des dents) et dit distinctement, sans élever le ton:
« Salaud de réactionnaire! Si jamais je t’avais rencontré sur mon chemin… »
A la direction du Trust des Métaux non-ferreux, on fut déconcerté dès qu’on vit Zotova paraître au bureau, vêtue d’une robe de soie noire à manches courtes, de bas roses et de petits souliers vernis. Ses cheveux châtains bien coupés, à la garçonne luisaient comme une fourrure sombre. Elle s’assit à son bureau, mis la tête dans ses papiers, les oreilles brûlantes.
L’adjoint du directeur, un garçon brave et naïf, en fut si terriblement stupéfié qu’il resta assis au beau milieu des sonneries furieuses du téléphone.
-Bon Dieu! dit-il, où est-ce qu’on l’a dénichée?
Effectivement, Zotova était belle comme le jour: un visage fin, élégant, des joues veloutées, des yeux comme la nuit, de longs cils, des mains immaculées, – une poupée de boîte à musique! Le directeur lui-même, sorti de son bureau à l’occasion, fixa Zotova d’un regard insistant.
- Quel choc, cette fille! aurait-il déclaré peu après en parlant d’elle.
On accourait des autres pièces pour la voir. On ne parlait plus que de l’étonnante transformation de Zotova. Dans cette nouvelle tenue, elle se sentait légère, libre, tout comme autrefois dans sa robe de lycéenne ou bien plus tard dans se veste courte de cavalier, serrée à la taille, casque sur la tête et éperons aux talons. Lorsque les hommes la regardaient trop ostensiblement, elle s’éloignait en baissant les yeux pour dissimuler ses pensées.
L’effet le plus enivrant de la beauté féminine trouve sa source, dit-on, dans l’antique loi de la nature dont Eve est l’incarnation. Mais cette cause très éloignée expliquait peu la compléxité du sincère désarroi qui avait envahi l’adjoint du directeur, Ivan Fédorovitch Pédotti, après qu’il fut resté trois jours à contempler Olga Viatcheslavovna qui virvoltait autour de lui.
Les minutes et les heures s’égrenaient, les téléphones sonnaient, les documents étaient paraphés, et il la trouvait toujours de plus en plus belle. Il était ému, comme un nourrisson qui ouvre pour la première fois les yeux sur un monde ruisselant de soleil matinal. Il voyait le miracle de la vie. Pédotti était jeune, inexpérimenté et peu féru de littérature. Il était persuadé que la question sexuelle devait être traitée et résolue brutalement, à la hussarde. L’instinct lui dictait qu’il se passait en lui quelque chose d’anormal et de grave, comme pendant la période d’incubation de la rage, et qu’il fallait tendre de toutes ses forces vers le but. Mais s’en se l’expliquer, il se sentait intimidé. Dans se douloureuse quête pour trouver une solution idéologique pour vaincre sa timidité – même ses accès de timidité – (car en général), il n’était pas homme à se laisser intimider), il se souvint subitement de l’été brûlant de 1920 dans une ville au bord de la mer, des frissons fiévreux qu’il avait ressentis au passage d’une femme et d’un camarade de fraîche date, grand et fort, au teint h
âlé et aux cheveux roux. Etalé sur le sable, les pieds dans la mer azurée, celui-ci lui avait confié cette technique d’approche: « Le principal, c’est de saisir la femme par les seins, sans façon, et tout ira comme sur des roulettes… »
Le surlendemain, vers cinq heures, au moment où Zotova enlevait avec un papier buvard mouillé de salive une tache d’encre sur son coude, Pédotti s’approcha de son bureau et l’air soucieux lui dit qu’il avait à lui « parler de quelque chose de très sérieux ».Olga Viatcheslavovna fronça légèrement les sourcils, mit son chapeau, et ils sortirent.
Pédotti dit:
« Le plus simple serait de monter chez moi, c’est à côté. »
Zotova haussa les épaules. Ils se mirent en route. Un vent chaud soulevait la poussière. Les moscovites, affairés et en transpiration, dégageaient des odeurs prenantes. Mais le nez de Pédotti glacé d’émotion ne percevait que le parfum agréable de sa compagne indifférente. Ils montèrent au quatrième étage.
Olga Viatcheslavovna rentra la première dans la chambre et s’assit sur une chaise.
« Eh bien, fit-elle, qu’avez vous à me dire? »
Il jeta son porte-document sur le lit, s’ébouriffa les cheveux et ayant refoulé par un effort pénible de volonté un reste de scrupule idéaliste, commença à donner des coups de poing dans l’air confiné de la chambre:
« Camarade Zotova, nous avons l’habitude d’aborder les questions de front…En bon ordre…L’attrait sexuel est un fait réel et un besoin naturel…Le romantisme et autres balivernes, il est grand temps de les balancer par dessus bord… Oui…voilà…je vous au tout expliqué…Avez-vous compris?… »
Il saisit Olga Viatcheslavovna sous les bras, l’arracha de sa chaise et l’attira avec honte contre sa poitrine où palpitait sourdement son coeur inexpérimenté, comme s’il allait vaciller dans un précipice vertigineux. Immédiatement, il sentit une résistance. Il était difficile de faire bouger la camarade Zotova de sa chaise: elle était mince et souple comme une lame d’acier. Sans se troubler, presque calmement, Olga Viatcheslavovna lui serra les poignets, les tordit si fort qu’il poussa un cri, tenta de se dégager et comme elle prolongeait sa souffrance, se mit à crier:
« Vous me faites mal, lâchez, que diable!…
- A l’avenir, ne vous aventurez plus à la légère, imbécile », dit-elle.
Elle lâcha Pédotti, pris une cigarette dans une boîte de Java sur la table, l’alluma et partit.
Olga Viatcheslavovna ne put dormir de la nuit, se tournant sans cesse dans son lit…Elle s’asseyait près de la fenêtre, fumait , essayait de s’endormir en enfouissant sa tête sous l’oreiller…Durant ces heures, toute sa vie défilait devant elle, et tout ce qui semblait enterré, oublié, ressurgissait douloureusement vivant, triste et angoissant…Elle pleurait. Quelle diable de nuit c’était!…Et pourquoi? Pourquoi ne pouvait-on pas vivre calme, sereine et fraîche comme une eau de source, sans fièvre amoureuse? Et elle sentait en frémissant que, si la vie l’avait déjà maltraitée, brisée, soumise à toutes les épreuves, les forces aveugles du destin étaient restées en elle: maintenant, celle-ci allaient agir et ne la laisseraient plus s’échapper.
Le matin en allant se laver, Olga Viatcheslavovna entendit dans la cuisine le rire puis la voix de la petite Sonia Varentsova:
« …C’est étonnant à quel point elle se croit…On est vraiment écoeuré…On ne peut rien lui dire, voyez-vous, tant elle est susceptible…Lors de son questionnaire, elle a mis en toutes lettre: « Jeune fille »!…(Rires et grésillement des réchauds.) Pourtant tout le monde le sait: elle a accompagné un escadron…Vous comprenez? Elle avait des relations avec presque un escadron tout entier!… »
Maria Afanassievna, la couturière, dit:
« C’est sûr, cela se voit à sa figure. »
Rosa Abramovna répondit:
« Et elle veut ressembler à la baronne Rothschild! »
Piotr Sémiénovitch Morch dit à voix basse:
« Soyez prudentes avec elle…cette vipère-là, il y a longtemps que je l’ai repérée…Elle se fera une situation en un rien de temps… »
La petite Sonia Varentsova protesta avec indignation:
« Alors vous, Piotr Sémiénovitch, vous direz donc toujours des choses absurdes… Tranquillisez-vous, ce n’est pas avec les moyens dont elle dispose qu’on peut arriver à quelque chose aujourd’hui… »
Olga Viatcheslavovna entra dans la cuisine où le silence s’établit instantanément. Son regard s’arrêta sur Sonietchka Varentsova et un tel air de mépris apparut sur ses lèvres que les femmes se mirent à enrager. Elle n’émit aucun cri cette fois-là.
Sonia Varentsova avait raison: ce n’était pas avec les façon d’Olga Viatcheslavovna qu’on se faisait une situation dans la vie. Après l’incident avec Pédotti qui se mit à la détester de toute la force de sa fatuité de mâle bafoué, il se créa autour de Zotova une animosité silencieuse de la part des femmes, une attitude moqueuse de la part des hommes. On ne se risquait pas à l’attaquer directement. Elle sentait sur sa nuque des regards hostiles. Des sobriquets se rapportaient à elle: « vipère », « tatoué’ », « fille à soldat »; elle les lisait sur les buvards, les discernait dans les chuchotements autour d’elle. Et le plus singulier était que toutes ces bêtises la rendaient malade. Elle aurait voulu crier à tous: « Je ne suis pas ainsi ».
Non sans raison, Dimitri Vassiliévitch l’avait appelée petite tsigane. Avec une angoisse obscure, elle commençait à remarquer que les désirs se réveillaient à nouveau en elle, mais avec la vigueur de la maturité. Sa virginité en était indignée… Mais que pouvait-elle faire? Se laver de la tête aux pieds sous un robinet d’eau glacée? Les brûlures de la vie l’avait trop fait souffrir. C’était horrible de se jeter dans le feu encore une fois. Ce n’était pas nécessaire, c’était épouvantable.
Olga Viatcheslavovna n’avait vu cet homme qu’un instant et tout son être lui avait crié: « C’est lui… ». C’était inexplicable et aussi catastrophique que la collision avec un autobusdéboulant avec fracas du coin d’une patite rue.
Cet homme, grand, à l’embonpoint naissant, se tenait sur le palier et lisait le journal affiché au mur. Tout autour, des employés allaient d’une porte à l’autre, montaient et descendaient les escaliers. Elle sentit l’odeur de poussière et de tabac. Tout était comme d’habitude. L’homme était en train d’examiner, au beau milieu du journal, avec un sourire plein de mollesse, la caricature du directeur du Trust des Tabacs (il travaillait à l’étage du dessus). Comme Olga Viatcheslavovna ralentissait le pas en jetant elle aussi un regard sur le journal, il se retourna vers elle en montrant de la main la caricature (sa main était puissante, grande et belle):
« Je crois que vous faites partie de la rédaction, camarade Zotova? dit-il d’une voix forte et grave. Représentez-moi avec une queue et avec une crinière, je n’en serais pas fâché… Mais cela ne servira personne, c’est mesquin, c’est plat! »
La caricature le représentait avec un verre de thé à la main, au milieu d’appareils téléphoniques d’où partaient des flèches en forme de zigzag. L’amusant du destin était de souligner qu’il aimait à prendre le thé pendant les heures de service, au détriment de son travail, alors que les sonneries l’appelaient de toute part.
« On a peur de mordre vraiment, alors on jappe comme un roquet, sans talent. Du thé!…Qu’est-ce que c’est…En 1919, je buvais de l’alcool à la cocaïne pour ne pas dormir… »
Olga Viatcheslavovna le regarda dans les yeux – des yeux gris, un peu froids, couleur d’acier terni, qui lui en rappelaient d’autres à jamais éteints qu’elle avait aimés. Un visage glabre, très régulier, un sourire paresseux et intelligent…Et elle se souvint: en 1919, il était en Sibérie, commissaire à l’intendance, fournisseur de l’armée, et sur dix mille kilomètres alentour, son nom inspirait la terreur. Elle se figurait que des gens tels que lui marchaient la tête haute, au-dessus des nuages…Il disposait des événements et de la vie comme d’un jeu de cartes…Et le voilà maintenant, avec un porte-document sous le bras, un sourire fatigué, et autour de lui, la vie qu’il avait fait naître continuait et l’écartait déjà…
« Toutes ces mesquineries, reprit-il finiront paramoindrir la révolution…On peut bien dire que le psssé est loin et qu’il est recouvert de poussières, que les vieux ont fait leur travail et qu’il faut les mettre au rancart…qu’on a touché notre salaire et que maintenant on peut aller boire une bière…Oui, d’accord…La jeunesse appartient à la jeunesse, mais voilà, il est dangeureux de se détacher du passé…Il n’y a que les éphémères qui vivent au jour le jour…Oui… »
Il s’en alla. Olga Viatcheslavovna regardait sa nuque puissante, son large dos. Il gravissait lentement les marches de pierre et il lui sembla qu’il faisait un énorme effort pour ne pas se courber sous le poids des jours. Elle ressentit pour lui une profonde pitié…Et comme on sait, la pitié…
A la première occasion, Olga Viatcheslavovna pris l’escalier qui menait aux sombres locaux du Trust des Tabacs pour y porter un papier du Comité local du syndicat et entra dans le cabinet du directeur d’exploitation. Il remuait son thé avec une cuillère; sur le porte-document se trouvait un petit pain au lait. Près de la fenêtre, une dactylo pianotait activement sur sa machine. Olga Viatcheslavovna était tellement émue qu’elle ne la remarqua pas, elle ne vit que son regard d’acier. Il lut le papier qu’elle avait apporté, le signa. Elle setenait immobile. Il lui dit:
« C’est tout camarade…Vous pouvez partir. »
C’était tout en effet…La porte fermée, Olga Viatcheslavovna crut entendre le ricanement de la dactylo. Alors là, il ne lui restait plus qu’à sombrer dans la folie. Car c’était clair: on ne la frapperait plus une deuxième fois avec une masse, on ne la fusillerait plus dans une cave, on ne la traînerait plus par la bras, on ne s’assiérait plus près de son lit d’hôpital, on ne lui promettrait plus les bottes d’un lycéen mort…
On ne parlera pas de la nuit d’enfer qu’elle passa. Le lendemain, les locataires examinèrent sa chambre par le trou de la serrure et c’est alors précisément que Piotr Sémiénovitch Morch proposa d’insuffler avec un petit entonnoir dix grammes d’iodoforme:
« Notre vipère est en rage! » racontait-on dans la cuisine.
Sonietchka Varentsova sourit mystérieusement. Ses beaux yeux bleus recelaient une douce et forte certitude.
Il est plus difficile de vaincre la timidité que la peur de la mort; mais ce n’était pas pour rien qu’Olga Viatcheslavovna avait été formée à l’école de la guerre: il faut faire ce qu’il faut quand il le faut. Guetter l’occasion favorable, compter sur la chance, établir un plas quotidien pour être coquette – et dévoiler en un éclair, soit une jambe gainée de soie rose, soit un bout d’épaule nue, mais ce n’était pas là son fort. Elle décida de lui dire tout, franchement. Et après, qu’il fasse d’elle ce qu’il voudra!…Elle ne pouvait plus vivre comme ça…
Plusieurs fois, elle descendit l’escalier derrière lui pour l’attraper par le tissu de la manche en pleine rue, et lui crier: « Je vous aime, je souffre… » Mais chaque fois, il montait dans son auto sans voir Zotova parmi les autres…C’est un jour comme celui-là qu’elle lança un réchaud à la tête de Jouravliev. Sonietchka Varentsova avait les nerfs à fleur de peau et elle sortait de la chambre dès qu’elle entendait les pas de Zotova…L’atmosphère de l’appartement collectif était saturée d’électricité orageuse. Le blagueur de Vladimir Lvovotch Ponizovski pénétra avec la clé dans la chambrel de Zotova et mit une bûche sous son matelas, mais le lendemain, elle ne s était aperçue de rien.
Enfin, un soir, le directeur s’en alla du bureau à pied. L’automobile était en réparation. Olga Viatcheslavovna le rejoignit, l’interpella brusquement, la bouche et la gorge sèches. Elle marcha à côté de lui, sans lever les yeux, gauchement, les coudes écartés. Cette seconde lui parut l’éternité; elle avait chaud et froid, elle se sentait tendre et haineuse. Lui, restait indifférent, sans un sourire, sévère…
« Il s’agit…
- Il s’agit, coupa-t-il avec dégoût, que tout le monde me parle de vous…Je m’étonne, oui, oui…Vous me poursuivez…Votre intention est claire…Oh! s’il vous plaît, ne mentez pas, je ne vous demande pas d’explication…Mais vous oubliez que je suis un « Nepman », je ne bave pas à la vue d’une simple image agréable…Vous vous êtes montrée parfaite au travail. Mon conseil: abandonnez tous ces rêves bourgeois, de bas de soie, de poudres et autres futilité…Vous pouvez encore bien être une très bonne camarade… »
Sans prendre congé d’elle, il traversa la rue où sur le trottoir opposé, près d’une pâtisserie, la petite Sonietchka Varentsova l’attendait. Elle lui prit le bras. Haussant les épaules, l’air indigné, elle lui parla avec volubilité…
Il garda son air dégoûté, dégagea son bras et s’éloigna, la tête courbée. Un nuage de fumée de benzine dégagée par un autobus les cacha à la vue d’Olga Viatcheslavovna.
C’était donc Sonietchka Varentsova! C’était elle qui avait fourni au directeur d’exploitation du Trust des Tabacs les renseignements détaillés sur la vie passée et présente de la fameuse fille à soldat, Zotova. Sonietchka triomphait, mais la peur la tenaillait.
Le dimanche matin, déjà mentionné, lorsque la porte d’Olga Viatcheslavovna grinça, Sonietchka se précipita chez elle en sanglotant bruyamment, car il lui était insupportable de vivre dans une terreur permanente. Après avoir terminé sa toilette, Olga Viatcheslavovna dit à haute voix, par deux fois, et sans raison apparente, d’abord dans la cuisine, puis en entrant dans sa chambre: « Mais qu’est-ce que ça veut dire? » et elle s’en alla.
Les locataires se réunirent de nouveau dans la cuisine: Piotr Sémiénovitch, coiffé d’une nouvelle casquette au dessus blanc portait son pantalon du dimanche; Vladimir Lvovitch, tout enjoué et ivre, n’était pas rasé; Rosa Abramovna faisait de la confiture de mirabelles et Maria Afanassievna repassait un chemisier. Ils babillaient et faisaient de l’esprit. Sonietchka Varentsova arriva les yeux gonflés de l’armes.
« Je n’en peux plus, dit-elle devant la porte, il faut que cela finisse…elle va me vitrioler… »
Vladimir Lvovitch Ponizovski proposa aussitôt d’arracher les poils de soie de la brosse à habits et de les mettre chaque jour dans le lit de la vipère; elle ne le supporterait pas et déménagerait d’elle-même. Piotr Sémiénovitch March suggéra l’arme chimique: l’hydrogène sulfurique ou, à nouveau, le fameux iodoforme. Tout cela n’était que fantasme masculin. Seule Maria Afanassievna parla concrètement:
« Vous êtes une fameuse cachottière, Lialetchka, avouez-le: votre liaison avec le directeur est-elle légitime?
- Oui, répondit Lialetchka, il y a trois jours nous en avons fait la déclaration à l’Etat civil…J’ai même insisté pour un mariage à l’église, c’est plus durable…
- C’est sûr, dit Piotr Sémiénovitch, au crâne chauve et luisant.
- Mais lui, il n’a rien voulu savoir!
- Mais flanquez donc votre certificat d’état civil à la gueule de cette sale roulure!…dit Maria Afanassievna en brandissant son fer à repasser. Vous devez lui en parler.
- Oh, non!…Pour rien au monde…J’ai tellement peur, je suis oppressée par de si sombres pressentiments…
- Nous serons tous derrière la porte le temps de la discussion. »
Vladimir Lvovitch, dans la gaieté de l’alcool, se mit à bêler comme un agneau:
« Nous serons là, armés d’ustensiles de cuisine! »
Lialetchka se laissa convaincre.
Olga Viatcheslavovna fut de retour à huit heures du soir, harassée, courbée de fatigue, le visage terreux. Elle s’enferma, s’assit sur le lit, laissa tomber ses mains entre les genoux…Seule, toute seule, dans ce monde sauvage et hostile, solitaire comme à l’instant de la mort, inutile à l’univers entier…Depuis la veille, elle sentait monter en elle un détachement de plus en plus profond. C’est alors qu’elle eut conscience de tenir un revolver, mais elle ne se rappelait pas quand elle l’avait décroché du mur.Elle était là, pensive, regardant le redoutable et mortel joujou d’acier…Et soudain elle se mit à sourire malicieusement…
On frappa à la porte. Olga Viatcheslavovna sursauta. On frappa plus fort. Elle se leva, ouvrit la porte toute grande. Dans le couloir obscur, les locataires reculèrent en se bousculant – ils semblaient tenir dans leurs mains des balais et des tisonniers…Varentsova entra dans la chambre, le visage livide, les lèvres pincées…Aussitôt, elle se mit à parler avec des cris perçants:
« C’est une incorrection totale: importuner un homme marié!…Voici le certificat d’état civil…On sait tous que vous avez des maladies vénériennes…C’est avec ça que vous voulez réussir!…Et en plus, en vous servant de mon mari!…Regardez, le certificat… »
Olga Viatcheslavovna regardait Sonietchka hurler, mais elle ne la voyait pas…Et voilà qu’une vague de haine sauvage, féroce, surgit des profondeurs de son être, lui serra la gorge; tout son corps se contracta et devint dur comme de l’acier…Un long cri de désespoir s’échappa de sa gorge… Olga Viatcheslavovna fit feu, tira, tira sur ce visage blanc qui s’agitait devant elle…
Notes
Zariadié: ancien quartier de Moscou où se trouve le palais des Romanov.
Kacha: sorte de bouillie de céréales très nourrissante à base de blé, d’avoine, d’orget surtout de sarrasin qui lui confère sa saveur typique. C’est un des plats les plus appréciés et des plus populaires de Russie. En proverbe russe dit: « La kacha de sarrasin est notre mère; le pain de seigle est notre père ».
Kazan: ville de Russie, sur la Volga, d’environun million d’habitants. La famille impériale y fut transférée en juin 1918.
Vélogod dans le texte russe: petit revolver de défense mis au point par le belge Galand en 1894, destiné à la protection des cyclistes contre les chiens errants, problème crucial de la fin du 19ème siècle.
Guilde: La guilde définit la classe des marchands en Russie selon l’importance de leur patente.
Kalatch: espèce de petit pain blanc ayant un goût de gâteau.
Datcha: maison de campagne russe près d’une grande ville.
Ulhan: soldat de la cavalerie légère portant une lance.
Zisel ou souslik: sorte de rongeur ressemblant à un écureuil.
Chaussettes russe: bandes de toiles enveloppant les pieds.
« Nepman« : homme de la nouvelle politique économique (NEP) mise en place par Lénine, le 12 mars 1921. La NEP faisait suite au communisme de guerre qui avait conduit à une famine de plusieurs millions de morts et une chute sans précédent de l’activité économique. En autorisant le retour à l’économie de marché, la NEP sauvera le pouvoir léniniste. Staline y mit fin le 6 janvier 1930.
Herzen: écrivain russe, occidentaliste, qui avait pour but de faire connaître en Russie l’évolution de l’Occident.
Dénikine: général russe qui contribua en 1918 à la formation d’une armée volontaire pour lutter contre les bolcheviks. Il reconquit l’Ukraine et la Russie centrale. Il passa son commandement à Wrangel en mars 1920.
Wrangel: général russe qui remplaça Dénikine au commandement des armées russes en mars 1920.
Croix de Saint-Georges: décoration militaire donnée aux officiers russes, créée en 1769 par Catherine II et disparue en 1917.