Pêle-mêle

6 mai 2012

Léon Tolstoï « Qu’est-ce que l’art? » (Chapitre VIII)

Publié par ditchlakwak dans Qu'est-ce que l'art?

LES CONSÉQUENCES DE LA PERVERSION DE l’ART :
L’APPAUVRISSEMENT DE LA MATIÈRE ARTISTIQUE

 

Le manque de foi des classes supérieures a produit ce résultat : qu’au lieu d’un art tendant à transmettre les plus hauts sentiments de l’humanité, c’est-à-dire ceux qui découlent d’une conception religieuse de la vie, nous avons eu un art ne tendant qu’à procurer la plus grande somme de plaisir à une certaine classe de la société. Et de tout l’immense domaine de l’art, seule cette partie a été cultivée qui procure du plaisir à cette classe privilégiée.

Et pour ne rien dire des effets moraux qu’a eus sur la société européenne une telle perversion de la notion de l’art, cette perversion a encore affaibli l’art lui-même, et l’a, pour ainsi dire, détruit. Elle a eu pour premier résultat que l’art, en faisant du plaisir son seul objet, s’est privé de la source de sujets infiniment variée et profonde que pouvaient être, pour lui, les conceptions religieuses de la vie. Et son second résultat a été que, ne s’adressant qu’à un petit cercle, l’art a perdu la beauté de sa forme, est devenu afiecté et obscur. Et son troisième et principal résultat a été que l’art a cessé d’être spontané, ou même sincère, pour devenir absolument apprêté et artificiel. (*)

Le premier de ces trois résultats, l’appauvrissement des sources d’inspiration, s’est produit fatalement aussitôt que l’art s’est détaché des notions religieuses. Le mérite des sujets, dans toute œuvre d’art, dépend de leur nouveauté. Une œuvre d’art n’a de prix que si elle transmet à l’humanité des sentiments nouveaux. De même que, dans l’ordre de la pensée, une pensée n’a de valeur que quand elle est nouvelle et ne se borne pas à répéter ce que l’on sait déjà, de même une œuvre d’art n’a de valeur que quand elle verse dans le courant de la vie humaine un sentiment nouveau, grand ou petit. Or l’art s’est privé de la source d’où pouvaient découler ces sentiments nouveaux, le jour où il a commencé à estimer les sentiments non plus d’après la conception religieuse qu’ils expriment, mais d’après le degré de plaisir qu’ils procurent. Il n’y a rien en effet de plus invariable et de plus constant que le plaisir, et il n’y a rien de plus divers que les sentiments qui dérivent de là conscience religieuse des différents âges. Et il n’en Saurait être autrement : le plaisir de l’homme a ses limités fixées par la nature, mais le mouvement en avant de l’humanité n’a point de limites. Et à chaque pas en avant que fait l’humanité, les hommes éprouvent dès Sentiments nouveaux, nous voulons dire à chaque pas du véritable progrès, qui consiste dans un nouveau développement dé la conscience religieuse. Aussi est-ce seulement de cette conscience que peuvent jaillir des émotions fraîches^ jamais encore éprouvées jusque-là. C’est de la conscience religieuse des anciens Grecs qu’ont découlé les sentiments si nouveaux, si importants, et variés à l’infini, qui se trouvent exprimés dans Homère et dans les grands tragiques. Le cas est le même pour les Juifs, qui sont parvenus à la conception religieuse d’un Dieu unique : c’est de cette conception qu’ont découlé, si neuves et si importantes, les émotions exprimées par les prophètes. Le cas est le même pour les poètes du moyen-âge : il serait le même, encore aujourd’hui^ pour l’homme qui reviendrait à la conception religieuse du vrai christianisme. (*)

Infime est la variété des sentiments nouveaux qui découlent des conceptions religieuses ; et ces sentiments sont toujours nouveaux parce que les conceptions religieuses sont toujours la première indication de ce qui va se réaliser, c’est-à-dire d’une flottille relation de l’homme avec le monde qui l’entoure. Mais lés sentiments qui découlent de là Recherche du plaisir, au contraire nos sentiments sorti limités mais ont tous été depuis lônguements éprouvés et exprimés. Et ainsi le manque de foi des classes supérieures a condamné l’art de ces classes à se nourrir d’un aliment le plus maigre et le plus pauvre de tous*

Cet appauvrissement des sources d’inspiration artistique s’est encore trouvé accru par ce fait que, cessant d’être religieux^ cet art a cessé aussi d’être populaire^ restreignant ainsi la série des sentiments qu’il pouvait transmettre . Car la série des Sentiments éprouvés par les puissants et les riches, qui n’ont aucune notion du rôle du travail dans la vie, est beaucoup plus pauvre, plus limitée, et plus insignifiante, que la série des sentiments naturels à l’homme qui travaille. Je sais que, dans nos cercles de délicats, c’est précisément le contraire qui est l’opinion courante. Je me rappelle comment Gontcharof, le romancier, un homme très instruit et très intelligent, mais un pur citadin, me disait un jour que, après Tourguenef, rien ne restait plus à écrire sur la vie des classes inférieures. C’était, pour lui, une matière épuisée. La vie des travailleurs lui paraissait une chose si misérable que les histoires de paysans de Tourguenef en avaient dit tout ce qu’il y en avait à dire. La vie des riches, au contraire, avec leur galanterie et leur mécontentement de tout, lui paraissait une matière à jamais inépuisable. Tel homme du monde donnait à sa dame un baiser sur la main, tel autre sur l’épaule, un troisième sur la nuque. Tel était mécontent à force de ne rien faire, tel autre parce qu’il sentait qu’on ne l’aimait pas. Et Gontcharof avait la conviction que cette sphère offrait à l’artiste une variété de sujets infinie. Combien de gens sont aujourd’hui de son avis ! Combien pensent, comme lui, que la vie des gens qui travaillent est pauvre en sujets pour l’artiste, et que notre vie à nous, oisifs, en est au contraire toute remplie. La vie du travailleur, avec l’infinie variété des formes du travail, et du danger qui les accompagne, les migrations de ce travailleur, ses rapports avec ses patrons, ses surveillants, et ses compagnons, avec les hommes d’autres religions et d’autres nationalités, ses luttes avec la nature et le monde animal, ses occupations dans la forêt, dans la steppe, dans les champs, dans les jardins, ses relations avec sa femme et ses enfants, ses plaisirs et ses peines, tout cela, pour nous qui ignorons ces diverses émotions et qui n’avons plus aucune conception religieuse, tout cela nous semble monotone en comparaison des petites joies et des mesquins soucis de notre vie, une vie non de travail et de production, mais de consommation, de destruction de ce que d’autres ont produit pour nous. Nous nous imaginons que les sentiments éprouvés par les personnes de notre temps et de notre classe sont très importants et très variés ; mais en réalité c’est le contraire qui est vrai, et l’on peut même dire que tous les sentiments de notre classe se réduisent à trois sentiments très simples et très médiocres : 1° le sentiment de la vanité, où se rattachent l’ambition et le mépris d’autrui ; 2° le sentiment du désir sexuel, se manifestant sous des formes diverses, depuis la galanterie divinisée par les poètes jusqu’à la sensualité la plus grossière et la plus ignoble; 30 et enfin le sentiment du dégoût de la vie. Ces trois sentiments, avec leurs dérivés, forment à peu près l’unique matière de l’art des classes riches.

D’abord, au début même de la séparation de cet art nouveau, consacré au plaisir, d’avec l’art du peuple, nous voyons prédominer dans l’art nouveau le sentiment de la vanité, de l’ambition, et du mépris d’autrui. A l’époque delà Renaissance, et longtemps encore après, l’objet principal des œuvres d’art est l’éloge des puissants, papes, rois et ducs; on écrit en leur honneur des odes et des madrigaux, on les exalte dans des cantates et des hymnes ; on peint leur portrait, et on sculpte leur statue.

Plus tard, l’élément du désir sexuel a commence à pénétrer de plus en plus dans l’art; il est devenu désormais, à très peu d’exceptions près, un élément essentiel dans tous les produits artistiques des classes riches, et en particulier dans les romans. De Boccace à Marcel Prévost, tous les romans, contes, et poèmes expriment le sentiment de l’amour sexuel sous ses formes diverses. L’adultère est le thème favori, pour ne pas dire T’ nique thème de tous les romans. Une représentation théâtrale a pour condition indispensable que, sous un prétexte quelconque, des femmes paraissent sur la scène avec le buste et les membres nus. Les opéras et les chansons, tout est consacré à l’idéalisation de la luxure. La grande majorité des tableaux des peintres français représentent le nu féminin. Dans la nouvelle littérature française, à peine s’il y a une page où n’apparaisse le mot « nu » ,

Un certain auteur, nommé Rémy de Gourmont, trouve à s’imprimer, et passe pour avoir du talent : pour me faire une idée des nouveaux écrivains, j’ai lu son roman, les Chevaux de Diomède. C’est le compte-rendu suivi et détaillé des relations sexuelles de quelques messieurs avec diverses dames. Même chose pour le roman de Pierre Louys, Aphrodite, qui a eu un succès énorme. Ces auteurs sont évidemment convaincus que, de même que leur vie entière se passe à imaginer diverses abominations sexuelles, de même la vie du monde entier doit se passer à en imaginer. Et ces auteurs trouvent des imitateurs sans nombre, parmi tous les artistes d’Europe et d’Amérique.

Le troisième des grands sentiments qu’exprime l’art des riches, celui du mécontentement universel, a fait son apparition plus tard encore que les deux autres. Ce sentiment n’a pris toute son importance qu’au début de notre siècle ; il a trouvé ses représentants les plus forts en Byron et Léopardi, puis en Heine. Aujourd’hui, il est devenu général ; et on le trouve constamment exprimé dans les diverses œuvres d’art, mais en particulier dans les poèmes. Les hommes vivent d’une vie stupide et mauvaise, et en rejettent le blâme sur l’organisation de l’univers. Voici d’ailleurs comment, avec grande justesse, le critique français Doumic caractérise les œuvres des écrivains nouveaux : « C’est la lassitude de vivre, le mépris de l’époque présente, le regret d’un autre temps aperçu à travers l’illusion de l’art, le goût du paradoxe, le besoin de se singulariser, une aspiration de raffinés vers la simplicité, l’adoration enfantine du merveilleux, la séduction maladive de la rêverie, l’ébranlement des nerfs, — surtout l’appel exaspéré de la sensualité . »

Ainsi le manque de foi des classes riches et la vie d’exception qu’elles mènent ont eu pour première conséquence d’appauvrir la matière de l’art de ces classes, qui s’est abaissé jusqu’à ne plus exprimer que les trois sentiments de la vanité, du désir sexuel, et du dégoût de la vie.

25 octobre 2011

Léon Tolstoï Qu’est-ce que l’art ? (Chapitre VII)

Publié par ditchlakwak dans Qu'est-ce que l'art?

L’ART DE L’ÉLITE

Mais si l’art est une activité ayant pour but de transmettre d’homme à homme les sentiments les plus hauts et les meilleurs de l’âme humaine, comment se fait-il que l’humanité, durant toute la période moderne, se soit passée de cette activité et y ait substitué une activité artistique inférieure, sans autre but que le plaisir ?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord détruire l’erreur que l’on commet couramment en attribuant à notre art la valeur d’un art universel. Nous sommes si accoutumés à considérer ingénument la race dont nous faisons partie comme la meilleure de toutes, qu’en parlant de notre art nous avons l’absolue conviction non-seulement qu’il est vrai, mais encore qu’il est le meilleur, le plus vrai de tous. La réalité est au contraire que, loin d’être le seul art, notre art ne s’adresse qu’à une portion infime de nos races civilisées. On peut parler d’un art national Juif, Grec, Égyptien, encore Chinois ou Indien. Un tel art, commun à une nation entière, a aussi existé en Russie jus- qu’à Pierre le Grand, et dans le reste de l’Europe jusqu’au XIII ou XIV siècle. Mais depuis que les classes supérieures de la Société, ayant perdu la foi dans la doctrine de l’Église, sont restées sans aucune foi, il n’y a plus eu rien qui pût être appelé un art européen ou national. Depuis que les classes supérieures des nations chrétiennes ont perdu leur foi dans les doctrines de l’Église, l’art de ces classes s’est séparé de celui du reste du peuple, et il y a eu deux arts : celui du peuple et celui des délicats. Et il en résulte qu’à la question de savoir comment l’humanité a pu, durant les temps modernes, vivre sans art véritable, à cette question la réponse est que ce n’est pas du tout l’humanité entière, ni une partie considérable de cette humanité qui a vécu sans art véritable, mais que ce sont seulement les classes supérieures de notre société européenne et chrétienne.(*)

Et la conséquence de cette absence d’art véritable s’est d’ailleurs assez montrée, dans la corruption des classes qui s’en sont trouvées dépourvues. Toutes les théories confuses et incompréhensibles sur l’art, tous les jugements faux et contradictoires sur les œuvres d’art, et en particulier la persistance de notre art à s’embourber dans sa mauvaise voie, tout cela est la suite de cette affirmation communément admise, malgré son absurdité : que l’art de nos classes supérieures est l’art tout entier, le vrai art, le seul art, l’art universel. Nous affirmons que l’art que nous possédons est le seul réel, et cependant les deux tiers de la r^ce humaine vivent et meurent sans se douter de cet art unique et suprême. Et, même dans notre société chrétienne, c’est à peine s’il y a un homme sur cent qui en fasse usage; les quatre-vingt-dix-neuf autres vivent et meurent, de génération en génération, écrasés par la tâche, sans jamais goûter à notre art, qui est d’ailleurs d’une telle nature que, s’ils y goûtaient, ils seraient hors d’état d’y rien comprendre . On répondra à cela que, si tout le monde à l’heure actuelle ne fait pas usage de l’art existant, la faute n’en est pas dans l’art lui-même, mais dans la fausse organisation de notre société, et qu’on peut imaginer, pour l’avenir, un état de choses où le travail physique sera en partie remplacé par les machines, en partie allégé par une distribution plus équitable. A ce moment il n’y aura plus d’hommes forcés de passer leur vie à se tenir derrière la scène pour faire mouvoir les décors, ou à jouer du cornet à piston dans l’orchestre, ou à imprimer des livres; les hommes qui feront tout cela n’y travailleront que quelques heures par jour, et pourront, dans leurs loisirs, jouir à leur aise des bénédictions de l’art.(*)

Voilà ce que disent volontiers les défenseurs de l’art d’à présent. Mais je suis convaincu qu’ils ne croient pas eux-mêmes ce qu’ils disent. Ils ne peuvent pas ne pas savoir que l’art tel qu’ils l’en- tendent a pour condition nécessaire l’oppression des masses, et ne saurait durer que par le main- tien de cette oppression. Il est indispensable que des masses d’ouvriers s’épuisent au travail pour que nos artistes, écrivains, musiciens, danseurs, et peintres arrivent au degré de perfection qui leur permet de nous faire plaisir. Affranchissez les es- claves du capital, et ce sera chose aussi impossible de produire un tel art que c’en est une aujourd’hui d’admettre à en jouir ces mêmes esclaves. Mais à supposer même que cette impossibilité soit possible, et qu’on trouve un moyen pour mettre l’art, tel qu’on l’entend, à la disposition du peuple, une autre considération se présente pour prouver que cet art ne saurait être universel : à savoir qu’il est absolument inintelligible pour le peuple. Jadis des poètes écrivaient en latin ; mais à présent les productions artistiques de nos poètes sont aussi inintelligibles au commun des hommes que si elles étaient écrites en sanscrit.

Répondra-t-on que la faute en est au manque de culture et de développement du commun des hommes, et que notre art pourra être compris de tous le jour où tous auront reçu une éducation suffisante ? C’est encore là une réponse insensée, car nous voyons que de tout temps l’art des classes supérieures n’a été qu’un simple passe-temps pour ces classes elles-mêmes, sans que le reste de l’humanité y ait rien compris. Les classes inférieures ont eu beau se civiliser : l’art qui, à l’origine, n’a pas été fait pour eux leur est toujours resté inaccessible. Il leur est et leur sera toujours étranger de par sa nature même, puisqu’il exprime et transmet des sentiments propres à une certaine classe, et étrangers au reste des hommes.

C’est ainsi que, par exemple, des sentiments comme l’honneur, le patriotisme, la galanterie et la sensualité^ qui forment le sujet principal de l’art d’à présent, ne peuvent provoquer chez l’homme du peuple que l’étonnement et le mépris, ou l’indignation. Si même la possibilité est donnée aux classes travailleuses de voir, de lire, et d’entendre, dans leurs heures de liberté, tout ce qui forme la fleuve de l’art contemporain (et cette possibilité leur est donnée, en une certaine mesure dans lés villes, par le moyen des musées, dès concerts populaires, et des bibliothèques), l’homme de ces classés, pour peu qu’il ne soit pas perverti et qu’il garde en lui l’esprit de sa condition, sera absolument incapable de tirer aucun profit de notre art, et n’y comprendra rien; ou que si, par hasard, il y comprend quelque chose, ce qu’il y comprendra n’aura point pour effet d’élever son âme, mais plu- tôt de la pervertir. Pour l’homme qui réfléchit et qui est sincère, c’est une chose indubitable que l’art des classes supérieures ne saurait jamais devenir l’art de la nation entière. Et cependant si l’art est une chose importante, si l’art a l’importance qu’on lui attribue, s’il est égal en importance à la religion, comme ses dévots aiment à le dire, il devrait être, en ce cas, accessible à tous. Et puisque l’art d’aujourd’hui n’est pas accessible à tous, c’est donc qu’ou bien l’art n’a pas l’importance qu’on lui attribue, ou que ce qu’on appelle aujourd’hui l’art n’est pas l’art véritable.

Le dilemme est fatal ; et c’est pour cela que des hommes intelligents et immoraux tentent d’y échapper en niant, formellement, que le commun du peuple ait aucun droit à l’art. Ces hommes proclament, avec une impudence parfaite, que seuls sont admis à participer aux jouissances de l’art les « beaux-esprits » , « l’élite » ou encore les « sur-hommes », pour employer l’expression de Nietzsche ; et le reste des hommes, vil troupeau, incapable de goûter ces jouissances, doit se contenter de mettre ces êtres supérieurs à même d’en jouir. Du moins cette affirmation a-t-elle l’avantage de ne pas chercher à concilier l’inconciliable, et d’admettre ouvertement que notre art n’est fait que pour une classe de privilégiés. Il n’est, en effet, rien d’autre ; et c’est ce que comprennent, au fond, tous ceux qui le pratiquent ; et cela ne les empêche pas de déclarer avec assurance que cet art des classes privilégiées est le plus vrai de tous, le seul vrai, le seul que l’humanité doive reconnaître.

(à suivre…)

10 octobre 2011

Léon Tolstoï « Qu’est-ce que l’art ? » (Chapitre VI)

Publié par ditchlakwak dans Qu'est-ce que l'art?

LE FAUX ART

Dès le moment où les classes supérieures de la société européenne perdirent leur foi dans le christianisme d’Église, la beauté, c’est-à-dire le plaisir artistique, devint pour eux la mesure du bon et du mauvais art. Et, en conformité avec cette notion, une nouvelle théorie esthétique se forma parmi ces classes supérieures afin de la justifier : une théorie suivant laquelle l’art n’a pas d’autre but que de produire la beauté. Et les partisans de cette théorie esthétique, pour lui donner de la vraisemblance, affirmèrent qu’elle n’était pas de leur invention, mais qu’elle découlait directement de la nature des choses, et qu’elle avait été formulée déjà, par les anciens Grecs. Affirmations absolument arbitraire, et, de plus, inexacte : car c’était vrai que les Grecs ne distinguaient pas très nettement le bien du beau ; mais cela tenait simplement à leur conception morale de la vie. Ils ne se faisaient aucune idée de cette perfection supérieure de la beauté morale, non seulement distincte de la beauté artistique, mais le plus souvent opposée à elle, et qui, déjà pressentie par certains prophètes juifs, s’est trouvée pleinement exprimée dans la doctrine du Christ. Ils supposaient que le beau doit aussi, nécessairement, être le bien. Seuls, leurs grands penseurs, Socrate, Platon, Aristote, sentaient que la bonté ne coïncidait pas toujours avec la beauté. Socrate subordonnait expressément la bonté à la beauté du Platon, pour unir les deux notions, parlait 4’une beauté spirituelle; Aristote voulait que l’art eût une influence morale. Mais, à l’exception de ces sages, tout le monde admettait la concordance absolue de la beauté et de la bonté; et ainsi s’explique que, dans le langage des anciens Grecs, un mot composé , kaloka-gathon, ait servi à désigner cette concordance.

Ce n’était que le résultat d’une culture insuffisante, une simple confusion de deux notions très distinctes. Et ce fut précisément cette confusion que les esthéticiens de la Renaissance tentèrent d’élever au rang d’une loi. Ils se firent fort de prouver que l’union de la beauté et de la bonté était inhérente à la nature des choses , que la beauté coïncidait nécessairement avec la bonté, et que le sens du mot kaloka-gathon (qui avait un sens pour les Grecs mais n’en pouvait avoir aucun pour des chrétiens) représentait le plus haut idéal de l’humanité. Sur ce malentendu s’est élevée toute l’esthétique nouvelle. Et rien n’est moins légitime, en vérité , que sa prétention à être la suite de l’esthétique des Grecs.

« Pour qui veut y regarder de près, dit Bénard dans son livre sur l’esthétique d’Aristote, la théorie du beau et celle de l’art sont tout à fait séparées dans Aristote, comme elles le sont dans Platon et chez tous leurs successeurs. » Les Grecs, — comme tout le monde, toujours et partout, — considéraient l’art comme bon seulement quand il était au service de la bonté, c’est-à-dire de ce qu’ils entendaient par la bonté. Mais le sens moral était en eux si peu développé, que la bonté et la beauté leur semblaient coïncider. Quant à une doctrine esthétique, dans le genre de celle qu’on leur attribue, jamais ils n’en ont eu le moindre soupçon, L’esthétique n’a été inventée que dans les temps modernes, et ce n’est guère que depuis Baum-garten qu’elle a pris une forme scientifique. En véritable Allemand, avec un grand souci de l’exactitude extérieure et de la symétrie, accompagné d’un absolu dédain de l’observation des faits, ce pédant a combiné et exposé son extraordinaire théorie. Et, en dépit de son absurdité manifeste, cette théorie s’est aussitôt répandue parmi le troupeau des hommes cultivés, au point qu’aujourd’hui encore savants et ignorants la répètent, comme un principe indubitable et d’une évidence absolue.

Habent sua fata libelli pro capite lectoris ; mais plus justement encore les théories hahent sua fata suivant le degré d’erreur où se trouve plongée la société parmi laquelle sont inventées ces théories. Si une théorie justifie la fausse position dans laquelle vit une certaine partie d’une société, cette théorie a beau manquer de fondement, ou même être manifestement fausse : elle est admise comme un article de foi par cette partie de la société. C’est ce qui est arrivé, par exemple, à la théorie célèbre, et absurde, de Malthus, soutenant que la population du monde s’accroissait en proportion géométrique, tandis que les moyens de subsistance s’accroissaient seulement en progression arithmétique, ce qui devait avoir pour conséquence la sur-population du monde. C’est ce qui est arrivé, aussi, à la théorie (dérivée de celle de Malthus) qui voyait dans la sélection et la lutte pour la vie la base du progrès humain. Et c’est encore ce qui arrive à la théorie de Marx, qui prétend nous représenter comme fatale et inévitable la destruction graduelle de la petite industrie privée par la grande industrie capitaliste. Ces théories ont beau manquer de tout fondement, elles ont beau contredire toutes les certitudes et toutes les croyances de l’humanité, elles ont beau être d’une immoralité stupide et révoltante, elles sont admises docilement, trans- mises sans contrôle, et parfois pendant des siècles, jusqu’à ce qu’aient disparu les conditions sociales qu’elles servaient à justifier. A cette classe appartient l’extraordinaire théorie de Baumgarten, qui fait de la bonté, de la vérité, et de la beauté trois manifestions d’un Être unique et parfait.

En vain on chercherait l’ombre d’un argument pour appuyer cette théorie. La bonté, en effet, est la conception fondamentale qui forme l’essence de notre conscience : c’est une conception que la raison ne saurait définir, que rien ne saurait définir, mais qui sert elle-même à définir tout le reste; c’est la fin suprême, éternelle, de notre vie. La bonté, c’est la même chose que Ce que nous appelons Dieu. En cela Baumgarten a raison. Mais la beauté, si nous voulons en plus nous payer de mots, et parler seulement de ce que nous entendons, la beauté n’est rien que ce qui nous fait plaisir; et, par suite, la notion de beauté non seulement ne coïncide pas avec celle de bonté, mais lui est plutôt contraire, car le bonté coïncide le plus souvent avec une victoire sur les passions, tandis que la beauté est à la racine de toutes nos passions. Et je sais bien qu’on parle toujours d’une beauté morale ou spirituelle ; mais c’est là simplement jouer sur les mots, car cette beauté morale ou spirituelle ne désigne rien d’autre que la seule bonté. Quant à ce que nous appelons la vérité, c’est simplement la concordance de la définition d’un objet, ou de son explication, soit avec la réalité ou avec une conception de cet objet commune à tous les esprits ; et, par conséquent, on peut dire que la vérité est un des moyens de produire la bonté; mais loin de se confondre avec la beauté, il lui arrive souvent de ne pas coïncider avec elle. Socrate et Pascal, par exemple, et d’autres sages encore, estimaient que de connaître la vérité sur des objets inutiles n’était nullement d’accord avec la bonté, et qu’il y avait même des vérités malfaisantes, c’est-à-dire mauvaises. Avec la beauté, d’autre part, la vérité n’a pas le moindre rapport, et le plus souvent même elle est en contradiction avec elle, car la vérité â pour effet général de produire la déception, et de détruire l’illusion, qui est l’une des conditions principales de la beauté. N’est-il pas stupéfiant que la réunion arbitraire^ en un seul tout, de trois notions aussi étrangères l’une à l’autre, ait pu servir de base à la théorie au nom de laquelle une des manifestations les plus basses de l’art a pu passer pour l’art le plus haut : la manifestation de l’art qui a pour seul objet le plaisir, celle contre laquelle tous les éducateurs de l’humanité ont mis les hommes en garde? Et personne ne proteste contre de telles absurdités! Les savants écrivent de longs ouvrages incompréhensibles où ils font de la beauté un des termes d’une trinité esthétique! Ces mots, le Beau, le Vrai, le Bien, sont répétés, avec des majuscules, par les philosophes et les artistes, par les poètes et les critiques, qui tous s’imaginent, en les prononçant, dire quelque chose de solide et de défini, pouvant servir de base à leurs opinions! Et la vérité est que non seulement ces mots n’ont pas de sens défini, mais qu’ils empêchent d’attacher un sens défini à aucun art, n’ayant été créés que pour justifier la fausse importance attribuée à la forme la plus basse de l’art : celle qui a pour unique objet de nous procurer du plaisir.

(à suivre…)

4 octobre 2011

Léon Tolstoï « Qu’est-ce que l’art ? » (Chapitre V)

Publié par ditchlakwak dans Qu'est-ce que l'art?

L’ART VÉRITABLE

Mais comment se fait-il que ce même art non religieux, qui dans les temps anciens était à peine toléré, en soit arrivé à passer pour une chose excellente à la seule condition de procurer du plaisir ?

Voici, en résumé, comment cela se fait. L’estimation de la valeur de l’art (c’est-à-dire de la valeur des sentiments qu’il transmet) dépend de l’idée qu’on se fait du sens de la vie, et de ce que l’on considère comme étant bon ou mauvais dans cette vie. Et la science qui distingue ce qui est bon de ce qui est mauvais porte le nom de religion.

L’humanité, par sa nature, est portée à aller sans cesse d’une conception plus basse, plus partielle et plus obscure de la vie à une autre plus haute, plus générale, et plus claire. Et dans ce mouvement de progrès, comme dans tous les mouvements, l’humanité obéit à des chefs, des hommes comprenant le sens de la vie plus clairement que les autres; et, parmi ces hommes en avance sur leur temps, il s’en trouve toujours un qui a exprimé sa conception personnelle plus clairement ou plus fortement que les autres, dans ses paroles et dans sa conduite. L’expression que donne cet homme du sens de la vie, jointe aux superstitions, traditions et cérémonies qui ne manquent jamais d’entourer la mémoire des grands hommes, c’est cela qui, de tout temps, a formé les religions. Celles-ci sont l’énoncé de la conception que se font de la vie les hommes les meilleurs et les plus intelligents d’une certaine époque et d’une certaine société ; et vers cette conception le reste de cette société marche, ensuite, inévitablement et irrésistiblement. Par là s’explique que, de tous temps, les religions aient seules servi de base à l’évaluation des sentiments humains. Les sentiments qui rapprochent l’homme de l’idéal que lui indique sa religion, qui sont en harmonie avec lui, ceux-là sont tenus pour bons; les sentiments qui éloignent l’homme de l’idéal de sa religion, ceux-là sont tenus pour mauvais.

Si maintenant, comme c’était le cas chez les anciens Juifs, la religion fait consister le sens de la vie dans l’adoration d’un Dieu et dans l’accomplissement de sa volonté, ce sont les sentiments de soumission à la loi divine qui sont réputés bons; et ce sont aussi ceux qui constituent le bon art, exprimés par les prophéties, les psaumes, les poèmes épiques du genre de la Genèse. Tout ce qui est opposé à cet idéal, par exemple l’expression de sentiments de piété envers des dieux étrangers, ou d’autres sentiments incompatibles avec la loi de Dieu, tout cela est considéré comme de mauvais art. Que si au contraire, comme c’était le cas chez les Grecs, la religion fait consister le sens de la vie dans le bonheur terrestre, dans la force et dans la beauté, on considère alors comme étant le bon art celui qui exprime la joie et l’énergie de la vie, et, comme étant le mauvais art, celui qui exprime des sentiments de mollesse ou de dépression. Si, comme c’était le cas chez les Romains, le sens de la vie consiste dans la collaboration à la grandeur d’une nation ou si, comme c’est le cas chez les Chinois, il consiste dans l’honneur rendu aux ancêtres et la continuation de leur mode de vie, on tient alors pour bon l’art qui exprime la joie du Sacrifice du bien-être personnel au profit du bien de la nation, ou celui qui exprime le respect des ancêtres et le désir de les imiter; et tout art qui exprime des sentiments opposés est tenu pour mauvais. Si le sens de la vie consiste dans l’affranchissement du joug de l’animalité, comme c’est le cas chez les bouddhistes, on tient pour bon l’art qui élève l’âme et abaisse la chair, et pour mauvais celui qui exprime des sentiments tendant à affermir les passions corporelles.

A toute époque, et dans toute société humaine, il y a un sens religieux de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, commun à la société entière; et c’est ce sens religieux qui décide dé la valeur des sentiments exprimés par l’art. Cela était ainsi chez les Juifs, les Grecs, les Romains, les Chinois, les Égyptiens et les Indiens; et ainsi encore chez les premiers chrétiens.

Le Christianisme des premiers siècles ne reconnaissait comme étant de bon art que les légendes, les vies de saints, les sermons, les prières et les hymnes, tout ce qui exprimait l’amour du Christ, l’admiration de sa vie, le désir de suivre son exemple, le renoncement aux plaisirs du monde, l’humilité, la charité; et toutes les œuvres d’art exprimant des sentiments de jouissance personnelle étaient considérées comme mauvaises, et, par suite, condamnées : les représentations plastiques, notamment, n’étaient admises que quand elles avaient la valeur de symboles, et tout l’art païen était condamné. Cela était ainsi chez ces premiers chrétiens qui concevaient la doctrine du Christ, sinon tout à fait sous sa forme véritable, du moins sous une forme différente de la forme pervertie, paganisée, que cette doctrine a revêtue plus tard.

Mais à côté de ce Christianisme s’en est formé, peu à peu, un autre, un Christianisme d’Église, plus voisin du paganisme que de la doctrine du Christ. Et ce Christianisme d’Église, en conséquence de ses doctrines, a eu une tout autre façon d’estimer les œuvres d’art. Ayant substitué aux principes essentiels du véritable christianisme, qui sont l’intime parenté de tous les hommes avec Dieu, l’égalité et la fraternité parfaites de tous les hommes, et le remplacement de la violence par l’humilité et l’amour, ayant donc substitué à ces principes une hiérarchie céleste pareille à la mythologie païenne, ayant introduit dans la religion le culte du Christ, de la Vierge, des Anges, des Apôtres, des Saints» et non seulement de ces divinités elles-mêmes, mais aussi de leurs images, il en est venu à créer un art qui exprimait de son mieux ce nouvel idéal.

Et certes ce Christianisme n’avait rien à voir avec celui du Christ, certes il était inférieur, non seulement au vrai Christianisme, mais même à la conception que se faisaient, de la vie, des Romains tels que les Stoïciens ou l’empereur Julien ; mais avec tout cela, pour les barbares qui s’y convertissaient, c’était toujours une doctrine supérieure à leur ancienne adoration de dieux, de héros, de bons et de mauvais esprits. Et l’art qui dérivait de cette religion exprimait l’amour de la Vierge, de Jésus, des Saints et des Anges, la soumission aveugle aux décrets de l’Église, la peur des tourments de l’enfer et l’espoir des plaisirs du ciel ; et tout art opposé à celui-là était considéré comme mauvais.

Et cet art, malgré qu’il reposât sur une perversion de la doctrine du Christ, n’en était pas moins un art véritable, puisqu’il répondait à la conception religieuse des hommes parmi lesquels il se produisait. Les artistes du moyen- âge, s’inspirant à la même source de sentiment que la masse du peuple, et exprimant ces sentiments par l’architecture, la peinture, la musique, la poésie ou le drame, étaient de véritables artistes; et leurs œuvres, comme il convient aux œuvres d’art, transmettaient leurs sentiments à toute la communauté qui les entourait.

Tel fut l’état des choses jusqu’au jour où, dans les classes nobles, riches, et cultivées de la société européenne, des doutes s’élevèrent sur la vérité de cette conception de la vie qui se trouvait exprimée dans le Christianisme d’Église. Quand, après les Croisades et le plus haut développement du pouvoir des Papes, ces classes supérieures eurent appris à connaître la sagesse des auteurs classiques, quand elles eurent vu, d’une part, le bon sens et la clarté de l’enseignement des Grecs, et, d’autre part, l’incompatibilité de la doctrine de l’Église avec l’enseignement du Christ, il leur devint impossible [de ’continuer à croire dans cette doctrine de l’Église. Elles persistaient cependant, en apparence, à rester attachées aux formes de leur Église, mais ce n’était plus que par inertie, ou pour conserver leur influence sur les masses, dont la foi et la soumission étaient demeurées entières. En fait, le Christianisme d’Église avait cessé d’être la doc- trine religieuse commune à tous les Chrétiens. Et les classes supérieures se trouvaient dans la même situation où s’étaient trouvés les Romains lettrés avant le Christianisme : elles n’admettaient plus la religion de la masse, mais elles n’avaient pas de croyances qui pussent remplacer pour elles la doctrine de l’Église, dont elles s’étaient éloignées.

La seule différence était que les Romains, ayant perdu leur foi dans leurs empereurs-dieux, ne pouvaient songer à rien tirer des mythologies compliquées qui avaient précédé la leur, et étaient forcés de se faire une conception de la vie entièrement nouvelle, tandis que les hommes de la Renaissance, ayant mis en doute la vérité du christianisme d’Église, n’avaient pas loin à aller pour trouver une meilleure doctrine. Ils n’avaient qu’à s’affranchir des perversions apportées par l’Église à la vraie doctrine du Christ. Et c’est en effet ce que firent quelques-uns d’entre eux, non seulement les réformateurs, Wiclef, Huss, Luther et Calvin, mais encore tous les adeptes du christianisme non-ecclésiastiques, les Pauliniens, les Bogomils, les Vaudois et autres . Mais ce retour au christianisme primitif ne fut guère accompli que par des pauvres gens, et dénués de tout pouvoir temporel. Il y eut bien quelques riches qui, comme François d’Assise, admirent la doctrine du Christ dans toute sa signification et avec toutes ses conséquence?, et lui firent le sacrifice de leurs privilèges sociaux. Mais la plupart des hommes des classes supérieures, bien qu’ils eussent perdu toute foi dans la doctrine de l’Église, ne voulurent ni ne purent suivre leur exemple ; et cela parce que l’essence du vrai Christianisme consistait à admettre la fraternité, et par suite l’égalité de tous les hommes, ce qui annulait les privilèges dont ils avaient pris l’habitude de jouir, et ces hommes des classes supérieures, papes, rois, ducs, et tous les grands de la terre, restèrent ainsi sans religion, ne gardant que les formes extérieures d’une religion dont les enseignements justifiaient les privilèges qui leur étaient chers, et c’étaient précisément ces hommes qui, ayant le pouvoir et la richesse, payaient les artistes et les dirigeaient. Et, notons bien cela, c’est précisément parmi ces hommes qu’est né un art nouveau, un art qu’on estimait non plus dans la mesure où il exprimait les sentiments religieux de son temps, mais dans la mesure de sa beauté, c’est-à-dire du plaisir qu’il pouvait procurer. Incapables désormais de croire à une religion dont ils avaient découvert la fausseté, mais incapables aussi d’admettre le vrai Christianisme, qui condamnait toute leur manière de vivre, ces riches et ces puissants se trouvaient involontairement ramenés à la conception païenne, qui faisait consister le sens de la vie dans le plaisir personnel. Et c’est alors que se produisit, parmi les classes supérieures, ce que l’on appelle la Renaissance des sciences et des arts. L’époque de la Renaissance a été, en fait, une période de scepticisme complet dans les classes supérieures. N’ayant plus aucune foi religieuse, privés ainsi de toute règle fixe pour distinguer ce qui était le bon art d’avec ce qui était le mauvais, les hommes de ces classes supérieures adoptèrent pour règle leur plaisir personnel. Et, ayant admis pour critérium du bon art le plaisir, ou en d’autres termes la beauté, ils furent très heureux de pouvoir se raccrocher à la conception artistique, — très grossière, en somme, — des anciens Grecs. Leur nouvelle théorie de l’art fut le résultat direct de leur nouvelle façon de comprendre la vie.

(à suivre…)

2 octobre 2011

Léon Tolstoï « Qu’est-ce que l’art ? » (Chapitre IV)

Publié par ditchlakwak dans Qu'est-ce que l'art?

LE RÔLE PROPRE DE l’ART

Qu’est-ce donc que l’art, si nous faisons abstraction de cette conception de la beauté, qui ne sert qu’à embrouiller inutilement le problème ? Les seules définitions de l’art qui témoignent d’un effort pour s’abstraire de cette conception de la beauté sont les suivantes : 1° Suivant Schiller, Darwin, Spencer, l’art est une activité qui se produit même chez les animaux, et qui résulte de l’instinct sexuel et de l’instinct du jeu ; et Grant Allen ajoute que cette activité s’accompagne d’une excitation agréable du système nerveux ; 2° suivant Véron, l’art est la manifestation externe d’émotions intérieures, produite par le moyen de lignes, de couleurs, de mouvements, de sons, ou de paroles ; 3° suivant Sully, l’art est la production d’un objet permanent, ou d’une action passagère, aptes à procurer à leur producteur une jouissance active, et à faire naître une impression agréable chez une certain nombre de spectateurs ou d’auditeurs, indépendamment de toute considération d’utilité pratique.

Infiniment supérieures aux définitions métaphysiques qui fondent l’art sur la beauté, ces trois définitions n’en sont pas moins inexactes.

La première est inexacte parce que, au lieu de s’occuper de l’activité artistique même, qui est seule en question, elle ne traite que des origines de cette activité. L’addition proposée par Grant Allen est inexacte aussi, parce que l’excitation nerveuse dont elle fait mention peut accompagner maintes autres formes de l’activité humaine, en plus de l’activité artistique ; et c’est ce qui a produit l’erreur des nouvelles théories esthétiques, élevant au rang d’art la préparation de beaux vêtements, d’odeurs plaisantes, ou même de mets.

La définition de Véron, qui fait consister l’art dans l’expression des émotions, est inexacte, parce qu’un homme peut exprimer ses émotions par le moyen de lignes, de couleurs, de mots ou de sons, sans que son expression agisse sur autrui ; auquel cas il ne saurait s’agir d’une expression artistique.

Enfin la définition de Sully est inexacte, parce qu’elle s’étend aussi bien aux tours de passe-passe et aux exercices d’acrobatie qu’à l’art, tandis qu’il y a au contraire des produits qui peuvent être de l’art sans donner de sensations agréables tant au producteur qu’à son public : telles des scènes douloureuses ou pathétiques, dans un poème ou dans un drame.

Et l’inexactitude de toutes ces définitions provient de ce que toutes, de même que les définitions métaphysiques, ont seulement en vue le plaisir que l’art peut procurer, et non pas le rôle qu’il peut et doit jouer dans la vie de l’homme et de l’humanité.

Pour donner de l’art une définition correcte, il est donc nécessaire, avant tout, de cesser d’y voir une source de plaisir, pour le considérer comme une des conditions de la vie humaine. Et si on le considère à ce point de vue, on ne peut manquer de constater, tout de suite, que l’art est un des moyens qu’ont les hommes de communiquer entre eux.

Toute œuvre d’art a pour effet de mettre l’homme à qui elle s’adresse en relation, d’une certaine façon, à la fois avec celui qui l’a produite et avec tous ceux qui, simultanément, antérieurement, ou postérieurement, en reçoivent l’impression. La parole, transmettant les pensées des hommes, est un moyen d’union entre eux ; et, l’art, lui aussi, en est un. Ce qui le distingue, comme moyen de communication, d’avec la parole, c’est que, par la parole, l’homme transmet à autrui ses pensées, tandis que par l’art il lui transmet ses sentiments et ses émotions. Et voici comment s’opère cette transmission.

Tout homme est capable d’éprouver tous les sentiments humains, bien que tout homme ne soit pas capable de les exprimer tous. Mais il suffit qu’un autre homme les exprime devant lui pour qu’aussitôt il les éprouve en lui, lors même qu’il ne les a jamais éprouvés avant. Pour prendre l’exemple le plus simple : si un homme rit, l’homme qui l’entend rire en ressent de la gaieté ; si un homme pleure, celui qui le voit pleurer se sent lui-même tout triste. Un homme est excité ou irrité : un autre homme, qui le voit, entre dans un état analogue au sien. Par ses mouvements ou par le son de sa voix, un homme exprime son courage, sa résignation ; sa tristesse, et ce sentiment se transmet à ceux qui le voient ou l’entendent. Un homme exprime sa souffrance par des soupirs et des gémissements: sa souffrance se communique à ceux qui l’entendent . Et il en est de même pour mille autres sentiments.

Or, c’est sur cette aptitude de l’homme à éprouver les sentiments éprouvés par un autre homme qu’est fondée la forme d’activité qui s’appelle l’art. Et encore l’art proprement dit ne commence- t-il que lorsque celui qui éprouve une émotion, et veut la communiquer à d’autres, a recours pour cela à des signes extérieurs. Prenons, cette fois encore, un exemple élémentaire. Un enfant, ayant ressenti de la peur à la rencontre d’un loup, raconte cette rencontre; et, pour évoquer chez ses auditeurs l’émotion qu’il a éprouvée, il leur décrit la condition où il se trouvait, les objets qui l’entouraient, la forêt, son état d’insouciance, puis l’apparition du loup, ses mouvements, la distance où il était de lui, etc. Tout cela est de l’art, si seulement l’enfant, en racontant son aventure, repasse de nouveau par les sentiments qu’il y a éprouvés, et si ses mouvements, ;le son de sa voix, ses images obligent ses auditeurs à ressentir, e»ux aussi, des sentiments analogues. Et si même l’enfant n’a jamais vu un loup, mais a simplement eu peur d’en rencontrer un, et que, désirant commu- niquer à autrui cette peur qu’il a eue, il invente une rencontre avec un loup, et la raconte de façon à communiquer à ses auditeurs la peur qu’il a éprouvée, cela encore sera de l’art. Et de même il y a art si un homme, ayant éprouvé ou la peur de souffrir ou le désir de jouir, que ce soit en réalité ou en imagination, exprime ses sentiments sur la toile ou dans le marbre de façon à les faire éprouver par autrui. Il y a art si un homme ressent, ou imagine ressentir des émotions de joie, de tristesse, de désespoir, de courage ou d’abattement, ainsi que le passage d’une de ces émotions à l’autre, et s’il exprime tout cela par des sons qui permettent à d’autres que lui de l’éprouver comme lui.

Les sentiments que l’artiste communique à autrui peuvent être d’espèce diverse, forts ou faibles, importants ou insignifiants, bons ou mauvais; ce peuvent être des sentiments de patriotisme, de résignation, de piété, de volupté; ils peuvent être exprimés par un drame, un roman, une peinture, une marche, une danse, un paysage, ou une fable; toute œuvre qui les exprime est, par cela même, de l’art.

Dès que les spectateurs ou les auditeurs éprouvent les sentiments que l’auteur exprime, il y a œuvre d’art.

Évoquer en soi-même un sentiment déjà éprouvé et, l’ayant évoqué, le communiquer à autrui, par le moyen de mouvements, de lignes, de couleurs, de sons, d’images verbales : tel est l’objet propre de l’art. L’art est une forme de l’activité humaine consistant, pour un homme, à transmettre à autrui ses sentiments, consciemment et volontairement, par le moyen de certains signes extérieurs! Les métaphysiciens se trompent, en voyant dans l’art la manifestation d’une idée mystérieuse de la Beauté, ou de Dieu ; l’art n’est pas non plus, comme le prétendent les esthéticiens physiologistes, un jeu où l’homme dépense son excès d’énergie; il n’est pas l’expression des émotions humaines par des signes extérieurs ; il n’est pas une production d’objets plaisants; surtout il n’est pas un plaisir : il est un moyen d’union parmi les hommes, les rassemblant dans un même sentiment, et, par là, indispensable pour la vie de l’humanité, et pour son progrès dans la voie du bonheur. Car de même que, grâce à notre faculté d’exprimer nos pensées par des mots, chaque homme peut connaître tout ce qui a été fait avant lui dans le domaine de la pensée, et peut aussi, dans le temps présent, participer à l’activité des autres hommes, et peut encore transmettre à ses contemporains et à ses descendants les pensées qu’il a recueillies et celles qu’il y a jointes de son propre fonds ; de même , grâce à notre faculté de pouvoir transmettre nos sentiments à autrui par le moyen de l’art, tous les sentiments éprouvés autour de nous peuvent nous être accessibles, et aussi des sentiments éprouvés mille ans avant nous.

Si nous n’avions pas la capacité de connaître les pensées conçues par les hommes qui nous ont précédés, et de transmettre à autrui nos propres pensées, nous serions comme des bêtes sauvages, ou comme Gaspard Hauser. l’orphelin de Nuremberg, qui, élevé dans la solitude, avait à seize ans l’intelligence d’un petit enfant. Et si nous n’avions pas la capacité d’être émus des sentiments d’autrui par le moyen de l’art, nous serions presque plus sauvages encore, plus séparés l’un de l’autre, plus hostiles l’un à l’autre. D’où il résulte que l’art est une chose des plus importantes, aussi importante que le langage lui-même.

On nous a habitués à ne comprendre, sous le nom d’art, que ce que nous entendons et voyons dans les théâtres, les concerts, et les expositions, ou ce que nous lisons dans des poèmes ou des romans. Mais tout cela n’est qu’une partie infime de l’art véritable, par le moyen duquel nous transmettons à autrui notre vie intérieure, ou nous recueillons la vie intérieure d’autrui. Toute l’existence humaine est remplie d’oeuvres d’art, depuis les berceuses, les danses, la mimique et l’intonation, jusqu’aux offices religieux et aux cérémonies publiques. Tout cela est également de l’art. De même que la parole n’agit pas seulement sur nous dans les discours et les livres, mais aussi dans les conversations familières, de même l’art, au sens large de ce mot, imprègne toute notre vie ; et ce qu’on appelle l’art, au sens étroit, est loin d’être l’ensemble de l’art véritable.

Mais durant de longs siècles l’humanité n’a distingué qu’une seule portion de cette énorme et diverse activité artistique : la portion des œuvres d’art ayant pour objet de transmettre des sentiments religieux. A toutes les formes de l’art qui n’étaient pas religieuses, aux chansons, aux dan- ses, aux contes de fées, etc., les hommes ont longtemps refusé d’attacher de l’importance; et c’est par occasion seulement que les grands éducateurs de l’humanité se sont arrêtés à censurer certaines manifestations de cet art profane, quand ils les jugeaient opposées aux conceptions religieuses de leur temps.

C’est ainsi que les sages anciens, Socrate, Platon, et Aristote, ont entendu l’art. Ainsi l’ont entendu les prophètes hébreux et les premiers chrétiens; ainsi l’entendent aujourd’hui encore les mahométans; et ainsi l’entend le peuple, dans nos villages russes. Il s’est même trouvé des éducateurs de l’humanité, Platon, par exemple, et des nations entières, comme les mahométans et les bouddhistes, pour dénier à tout art le droit d’exister.

Et sans doute ces hommes et ces nations avaient tort de condamner tout art, car c’était vouloir supprimer une chose impossible à supprimer, un des moyens de communication les plus indispensables entre les hommes. Mais leur erreur était moins grande encore que celle que commettent aujourd’hui les Européens civilisés, en favorisant tous les arts à la seule condition qu’ils produisent de la beauté, c’est-à-dire qu’ils procurent du plai- sir. Car jadis on craignait que, parmi les diverses œuvres d’art, il n’y en eût qui pussent corrompre les hommes; et c’est pour empêcher leur action que l’on condamnait tous les arts; mais aujourd’hui la crainte d’être privés d’un seul petit plaisir suffit pour nous engager à favoriser tous les arts, au risque d’en admettre d’extrêmement dangereux. Erreur bien plus grossière que l’autre, en vérité, et ayant des conséquences bien plus désastreuses !

(à suivre…)

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